Mon frère le vent
sortaient rauques, aussi comme eux.
Celui qui parlait le plus avait d'épais sourcils foncés qui se croisaient au-dessus de son nez. L'autre avait des marques sur le visage, de fines lignes sombres en travers des joues, fort semblables aux tatouages des Chasseurs de Baleines marquant le menton de Samig.
Le repas achevé, les hommes se regroupèrent autour de la plus grosse lampe à huile pour bavarder. Les femmes mangèrent, aidèrent Chagak à nettoyer les bols, rangèrent les restes de nourriture puis s'en allèrent.
Chagak emmena Mésange s'asseoir près de son lit et posa une gerbe d'ivraie séchée sur le sol entre elles. Elle installa Mésange sur ses genoux et montra à la petite fille comment séparer chaque brin à l'aide de son ongle de pouce afin que l'herbe se travaille plus aisément et serve à la fabrication de petits paniers.
Mésange pinça les lèvres tant elle était concentrée et, lentement, sépara un brin. Chagak se pencha pour la féliciter au creux de l'oreille puis posa les brins séparés sur une natte.
— Bien à plat et bien droit pour éviter qu'ils ne se mélangent, chuchota-t-elle.
Elle assit Mésange à côté d'elle et lui tendit plusieurs brins avant de prendre un tas pour elle.
Tout en travaillant, Chagak écoutait la conversation des hommes. Ils évoquèrent d'abord le temps qu'il faisait, les marées et les courants, si bien que Chagak préférait le babil de sa fille. Mais un des commerçants remarqua ensuite :
— Nous comptons nous rendre au village des Chasseurs de Baleines.
— Avant l'hiver ? s'étonna Kayugh.
Qui était assez fou pour entreprendre un tel voyage à cette époque ? songea Chagak.
— Il y aura des tempêtes, remarqua Longues Dents.
— Oui, dit le plus petit des commerçants, celui qui semblait le plus âgé. Mais nous avons survécu à plusieurs.
— Ce serait mieux si vous étiez plus nombreux. Vous pourriez arrimer vos iks ensemble si une tempête vous surprenait en mer, suggéra Samig.
Chagak s'aperçut que son fils gardait sa main sur le côté, à l'abri des regards. Elle sentit le chagrin l'envahir et s'obligea à revenir à Mésange qui déchirait l'herbe à l'aide de ses dents de devant.
— Non, murmura Chagak. Tes dents sont trop épaisses. Tu vas effriter l'herbe.
Mésange soupira mais ourla les lèvres et s'empara d'une autre herbe. Chagak caressa les cheveux de sa fille. Il n'y avait pas si longtemps, lui semblait-il, qu'elle avait enseigné la même chose à Baie Rouge, la fille de Kayugh. Pourtant, Baie Rouge avait déjà deux fils.
Et je serai bientôt à nouveau grand-mère, songea Chagak en souriant au souvenir de l'excitation de Trois Poissons. Chagak avait craint que Samig ne trouve aucune joie dans la grossesse de Trois Poissons. Mais il était venu la trouver avec des yeux brillants, la pressant de questions, l'inquiétude transparaissant tandis qu'il se renseignait une fois de plus sur les réserves de nourriture de l'ulaq de Kayugh.
Trois Poissons aura un gros bébé solide, avait répondu Chagak à Samig. Tu auras alors trois enfants. Voyant ses yeux s'assombrir, elle avait compris qu'il pensait à Kiin et à Shuku.
Mais trois enfants faisaient suffisamment de bouches à nourrir pour un chasseur. Du moins Petit Couteau, que Samig avait adopté chez les Chasseurs de Baleines, était-il assez grand pour rapporter à manger. Chagak songea à Takha, qui commençait à sourire, à émettre de petits sons dont Samig affirmait que c'étaient des mots. Elle essaya de ne pas penser à Shuku, le fils d'Amgigh.
Amgigh. Chagak s'était tellement battue pour le garder en vie, d'abord nourrisson, quand Kayugh était venu à eux, son épouse morte, son nouveau-né mourant de faim. Puis lorsque, jeune homme, Amgigh avait failli se noyer en chassant la baleine. Du moins avait-il vécu assez longtemps pour faire un fils, même si ce fils était aujourd'hui élevé par le Corbeau.
Chagak porta son regard de l'autre côté de l'ulaq jusqu'à son fils Samig. Il reprenait des forces. D'abord, après le départ de Kiin, on avait eu l'impression qu'il ne voulait plus vivre et Chagak s'était mise à penser que chaque jour une part de l'esprit de Samig s'échappait, peut-être pour suivre Kiin de l'autre côté de la mer du Nord, pour s'installer dans le corps de Kiin et y côtoyer l'esprit de Kiin.
Maintenant, Samig était presque redevenu Samig, réapprenant, malgré sa blessure, à pagayer et à lancer son harpon.
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