Mon frère le vent
Cependant, la tristesse habitait encore ses yeux.
Puis Chagak entendit la voix de la loutre de mer lui chuchoter : « N'est-ce pas vrai de chacun de vous ? Tous portez le deuil d'Amgigh. Vous voudriez que Kiin et Shuku soient encore parmi vous. Ne pleures-tu pas chaque jour sur ta propre plage et sur Aka, cette montagne sacrée ? Tant de choses laissées derrière toi. Tant de choses perdues au cours de ces derniers mois depuis que la colère de la montagne a chassé les Premiers Hommes de leur île. »
Chagak inspira pour alléger le poids de sa poitrine et répondit à la loutre.
— Oui, nous sommes tous affligés.
Elle pencha la tête sur son ouvrage et tenta de détourner ses pensées de son chagrin. Du coin de l'œil, elle vit Waxtal quitter le cercle des hommes. Elle secoua la tête devant tant de grossièreté. Kayugh parlait, pourtant Waxtal se comportait comme un gamin impoli.
— Nous pleurons tous, excepté Waxtal, dit Chagak à la loutre. Il ne pense qu'à lui.
Waxtal tourna le dos aux hommes et entreprit de fouiller dans une pile de marchandises appartenant aux commerçants. De temps à autre, il prenait un morceau d'ivoire qu'il tenait à la lumière. Les commerçants ne le quittaient pas des yeux et le plus vieux leva une main dans sa direction, s'apprêta à parler mais se ravisa.
Pourquoi se tait-il ? s'étonna Chagak. Qui accepte qu'un étranger fouille dans ses marchandises ? Waxtal n'est pas un chaman qu'on craint ou respecte.
« Oui, Waxtal ne pense qu'à lui, dit la loutre de mer. A lui et à ses sculptures. »
L'esprit de Chagak était attiré vers les paniers de sculptures de Shuganan rangées dans un coin de sa chambre. Ce chaman l'avait emmenée quand elle s'était retrouvée seule après le massacre de son peuple. Il l'avait appelée sa petite-fille et revendiqué Samig comme son petit-fils. Pourtant, Samig était le fils d'un des hommes qui avaient massacré la famille de Chagak.
Grâce à sa sollicitude et son amour, Shuganan avait redonné à Chagak le courage de vivre. Qui ne voyait le même soin dans les lignes de chaque animal en ivoire, chaque personnage en bois flotté qu'il avait sculpté ?
Les mains de Waxtal sur l'ivoire des commerçants emplirent soudain Chagak de colère.
— La petitesse de l'âme de Waxtal passe dans son couteau, dit-elle à la loutre. Il ne sculpte pas l'ivoire, il le détruit.
Mais la loutre ne se départit pas de son calme et ne dit rien, comme si la colère de Chagak l'avait fait taire. Chagak soupira.
— Cela suffit, Mésange. Les hommes vont parler toute la nuit. Toi et moi avons besoin de dormir.
11
Waxtal serra les dents pour les empêcher de s'entrechoquer. Des défenses de morse, certaines plus longues qu'un bras d'homme, plus épaisses qu'un poignet d'homme, étaient attachées ensemble dans l'ik des commerçants.
Il se pencha pour en caresser une.
— Pas mal, hein ?
Waxtal sursauta au son de la voix et se redressa d'un bond, s'accrochant la main au banc de nage. Une écharde pointue lui déchira la peau. Waxtal porta la main à sa bouche et suça le sang de sa blessure puis, dans un haussement d'épaule, se tourna vers le commerçant qui se tenait debout près de lui.
— J'ai vu mieux.
— Où ça ? fit le commerçant en écarquiliant les yeux avant d'éclater de rire.
Waxtal fit semblant de s'intéresser à sa main écor-chée. Elle saignait moins. Il ôta l'écharde.
— Je suis un commerçant, dit Waxtal. Mon fils était un commerçant — avant d'être tué par quelqu'un qui lui a volé ses marchandises.
— Alors tu aimerais peut-être ces défenses pour ton prochain voyage de troc.
— Je suis aussi sculpteur.
Nul mal à ce que le commerçant sache qu'il avait affaire à un homme aux multiples talents.
Le commerçant toussota et baissa les yeux, cachant sa bouche de sa main. Mais Waxtal eut le temps de voir un sourire disant clairement qu'il avait compris l'intérêt de Waxtal.
— J'ai vu mieux, répéta ce dernier en tournant les talons.
L'homme pouvait sourire. L'ivoire lui-même désirait Waxtal. Son esprit attendrait avec hâte la joie du couteau de Waxtal. Quelle chance un commerçant avait-il contre un tel pouvoir ?
Waxtal fit une moue de dérision. Oui, le commerçant pouvait bien dissimuler son sourire derrière sa main. Rirait bien qui rirait le dernier. Gonflant la poitrine, il marchait, épaules hautes, dos droit. Mais parvenu au flanc abrité de son ulaq, il sentit son pouvoir
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