Mon frère le vent
un bébé sur son ventre. Il y avait aussi un homme dans un ikyak, un macareux presque de la taille du morse, des lemmings et, le plus beau de tous, un loup, animal que Kiin n'avait jamais vu avant son arrivée au village des Chasseurs de Morses. Le loup était assis, tête rejetée en arrière. Le Corbeau le posa de façon qu'il regarde le trou de fiimée comme si c'était la lune.
— J'entends presque son hurlement, dit enfin le vieillard en pointant un doigt crochu sur le loup.
Ils restèrent longtemps assis. Dyenen avait les yeux braqués sur les figurines. Cette fois, le silence n'inquiéta pas le Corbeau. C'était un silence élogieux qui, d'une certaine façon, valait plus que des mots. Finalement, le Corbeau ramassa l'oiseau le plus petit, une mouette aux ailes ouvertes, la tête inclinée. Sans un mot, il la tendit au chaman. Les mains du vieil homme tremblèrent quand l'oiseau tomba dedans. Il se pencha pour l'étudier
de près, levant la sculpture au bout de ses doigts, la faisant tourner de tous côtés dans la lumière du feu.
— Est-ce toi qui les as sculptés ? demanda enfin Dyenen.
— Non.
— Pourquoi me les montres-tu ?
— Pour faire échange.
Le vieil homme écarquilla les yeux et ses joues se creusèrent, ce qui l'amaigrit encore.
— Je n'ai rien à donner. Tu n'accepteras ni peaux, ni poisson séché.
— Non, tu as raison.
Dyenen rendit la figurine au Corbeau.
— J'ai sept filles. L'une d'elles est encore enfant, une autre un nourrisson. Les cinq autres ont des maris. Je n'ai personne à offrir en mariage.
— Des femmes, j'en ai.
— Alors quoi ?
— Nous sommes chamans, dit le Corbeau en choisissant ses mots avec soin, les laissant d'abord courir dans sa tête en langue Morse puis les adaptant aux sons gutturaux de la langue Rivière. Du pouvoir, j'en ai. Du pouvoir, j'en offre avec ça, dit-il en désignant les figurines. Je demande la même chose en échange.
Lentement le chaman Rivière releva la tête ; lentement, il arracha son regard des sculptures.
— Ne sens-tu pas leur pouvoir ? demanda le Corbeau.
— Elles attirent les yeux d'un homme.
— Elles attirent son âme.
Le chaman remua sur ses fourrures. Il regarda le feu, respira plusieurs fois profondément, puis plaça ses mains au-dessus de la fumée comme si elle avait le pouvoir purificateur de l'eau.
— Le pouvoir ne se marchande pas. Il se gagne.
— Ne souhaites-tu pas davantage de pouvoir pour... pour aider ton peuple ? dit-il après avoir cherché le mot approprié.
— Je ne veux pas ce que je ne devrais pas posséder.
Le Corbeau prit le morse d'ivoire, le caressa, se demandant comment Kiin obtenait quelque chose d'aussi lisse avec le bord aigu d'un couteau.
— Tu as un grand village, dit le Corbeau. Tu as besoin de ce pouvoir. Ton peuple en a besoin. Pour rester fort.
— Tu es donc venu pour moi ? fit Dyenen avec un sourire rusé. Pas pour toi ?
— Quel marchand — chaman ou non — vient pour autrui ? Je suis venu pour moi. Pour mon propre pouvoir.
— Ah !
— Ton pouvoir, je le connais, dit le Corbeau. Il est ici. Ce village, reprit-il en désignant celui-ci comme s'il pouvait le voir à travers les murs de peau. Tant de gens avec de la nourriture pour chacun avec la paix pour tous.
— Pourquoi partagerais-je ce pouvoir ? demanda Dyenen.
Le Corbeau étendit une main sur les sculptures comme on étend la main au-dessus du feu.
— Si tu ne le sens pas, tu n'en as pas besoin.
— Et si tu me vends celles-ci, s'enquit Dyenen, qu'en est-il de ton propre pouvoir ?
— J'ai mes propres sculptures, celles que je ne peux échanger.
— Si tu n'en as pas besoin, pourquoi en aurais-je besoin moi ?
Le Corbeau ouvrit les mains en souriant ; pourtant, les paroles de l'homme le heurtaient.
— Si tu ne le sens pas, tu n'en as pas besoin, répéta le Corbeau avant de tendre la figurine de morse au chaman.
Du coin de l'œil, il observa le vieil homme refermer la main dessus et entonner une lente incantation, paupières closes. Le Corbeau attendit, bouillant d'impatience.
— Oui, je vais négocier, dit enfin Dyenen.
Le Corbeau serra les lèvres pour empêcher le rire qui montait en lui de s'échapper.
— Pouvoir contre pouvoir, répondit-il.
— Pouvoir contre pouvoir.
Le vieil homme se leva, fit un pas en avant pour se stabiliser et se dirigea vers un rideau en peau de caribou au fond de la tente. Il écarta le rideau, fouilla dans le noir et revint
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