Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
Nous avions reçu quelques grammes de cyanure et nous étions en train d’en faire des pilules, car l’ordre avait été donné que tous les hommes appartenant à des unités particulièrement exposées en aient une sur eux. Laskowa, qui nous aidait, était occupée à répartir ce cyanure en minuscules portions à l’aide d’une pince d’apothicaire. Il y eut un coup de sonnette annonçant l’arrivée d’un visiteur attendu. En se levant brusquement pour aller ouvrir, elle renversa un peu de cyanure sur la table. Au même moment, le petit Jozio arriva en trombe dans la pièce et essaya de grimper sur la table pour voir ce que faisait sa mère : il mit sa petite main dans la poudre répandue.
Quelqu’un d’autre dut aller ouvrir la porte car Laskowa se précipita sur le petit garçon, frottant frénétiquement ses mains et sa figure, elle enleva ses vêtements et l’emmena pour le nettoyer des pieds à la tête. Quelqu’un eut la témérité de lui dire que la plupart de ses efforts étaient inutiles. Elle le fit taire d’un regard et se remit à frotter la table et le parquet alentour. Tout le monde dans la pièce la regardait dans un silence consterné. Une fois ce nettoyage achevé, elle prit calmement sa pince d’apothicaire et reprit son travail où elle l’avait laissé.
Cyna, le journaliste et leader socialiste chez qui je vécus quand je revins à Krakow, à mon retour de France, et Kara, le chef d’état-major des forces armées clandestines de la région, venaient fréquemment chez Laskowa. Leur travail nécessitait une étroite collaboration et c’est là qu’ils se rencontraient le plus souvent. Ils se prêtaient de l’argent pour acheter du matériel, et même des hommes pour l’exécution de missions spéciales.
Je travaillais alors au bureau de presse d’une unité militaire et devais être en contact constant avec eux. Peu avant Pâques 1941, nous commençâmes à soupçonner que notre section était sérieusement en danger. L’un de nos colporteurs venait d’être arrêté et plusieurs femmes agents de liaison signalèrent qu’elles étaient épiées et suivies. Deux de nos « points de liaison » (locaux où la presse clandestine, l’argent, les armes et autres matériels étaient emmagasinés et où l’on venait les chercher) furent l’objet de descentes de police, et quoique aucun d’entre nous n’eût été pris, nos pertes matérielles furent importantes. Ou bien un provocateur s’était glissé dans l’organisation, ou bien la Gestapo était sur nos talons. L’ordre de « rompre le contact hiérarchique » fut donné dans toute la province, mais il était malheureusement trop tard. Un jour, Cyna arriva à l’appartement, visiblement tourmenté. Kara n’était pas venu à un rendez-vous qu’ils s’étaient donné au bord du fleuve, une heure auparavant. Cyna marchait de long en large dans la pièce, fumant fébrilement, nous expliquant les faits, se perdant en conjectures et raisonnant tout haut. Finalement, il annonça :
— Je vais aux nouvelles chez lui.
Laskowa le supplia de ne pas y aller :
— Ne courez pas ce risque, dit-elle, c’est trop dangereux. Ayons un peu de patience et attendons encore, la situation s’éclaircira…
— Si nous attendons, les choses peuvent empirer ; d’ailleurs, même si la Gestapo est sur nos traces, ils ne trouveront pas la demeure de Kara. Je pars. Je serai de retour dans moins de deux heures…
Il ne revint jamais cviii .
Une fois les deux heures passées, Laskowa et moi nous nous mîmes au travail, emballant tout le matériel compromettant que nous pouvions, brûlant le reste. Le matériel non brûlé fut mis dans une valise et couvert de légumes. Puis nous appelâmes la bonne qui, naturellement, était au courant de tous les secrets de la maison. Laskowa lui expliqua qu’il fallait que nous partions. Elle lui confia Jozio. Elle devrait placer un grand vase chinois sur le bord de la fenêtre, de façon qu’il puisse être vu de la rue, tous les jours à huit heures du matin, puis de quatre heures en quatre heures. Si rien d’important n’était arrivé, elle n’aurait qu’à enlever le vase cinq minutes après. Si la Gestapo était là, ou bien le vase n’apparaîtrait pas, ou il resterait à sa place tant que la maison serait dangereuse.
Laskowa quitta la maison la première avec la valise. Je la rejoignis à un coin de rue quelques minutes plus tard, et nous marchâmes ensemble plusieurs
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