Morgennes
Morgennes mit un doigt devant sa bouche, et me fit : « Chut… »
Combien de temps ? Mon esprit se rattache au défilement des jours. Combien de temps ? Pourquoi ai-je à ce point besoin de le savoir ? Et quand viendra la réponse, qu’elle soit en nombre de jours, de semaines ou de mois, quelle différence ? Combien de temps ? Il faut que je le sache, sinon je vais devenir fou ! Le temps est désormais tout ce à quoi je tiens. Blotti contre Morgennes, j’écoute battre son cœur. Il bat lentement. Comparé au sien, le mien bat la chamade. C’est impossible. Je suis sûrement en train de rêver, comme j’ai rêvé tout ce qui précède…
Doucement, Morgennes me posa la main sur l’épaule, et me réveilla.
— C’est l’hiver, murmura-t-il. C’est mon anniversaire…
Je me rendors.
Morgennes aura bientôt trente ans. Il ne sera donc jamais fait chevalier. Il est trop vieux. Tout ce qu’il peut espérer, au mieux, s’il regagne un jour Jérusalem, c’est finir frère sergent de l’ordre des Hospitaliers. Après tout, il est moine ! Frère portier, ce n’est pas rien ! Et moi ? Moi je suis plus âgé que Morgennes. J’aurais déjà dû être ordonné prêtre…
Je me rendors.
Un peu de froid dans ma gorge. Morgennes me donne à manger de la neige. Je n’ouvre pas les yeux. Mais quelque part, au fond de moi, je pense : « Merci, mon Dieu. Merci. »
Je me rendors…
J’entends les cloches sonner. C’est la fin. Ce sont celles du monastère. De Saint-Pierre de Beauvais. Alors nous sommes sauvés ! Je peux continuer à dormir, tranquillement.
— Il est temps, dit Morgennes.
Non, laisse-moi. Tout va bien maintenant. Nous sommes rentrés…
— Il est temps !
Il me secoue, me brutalise.
Qu’est-ce que tu fais ? Laisse-moi tranquille, je suis bien !
— Lève-toi ! Galline a pondu un œuf !
J’ouvre les yeux. Non. J’essaie d’ouvrir les yeux mais je n’y parviens pas. Ou bien les ai-je ouverts ? Non. Un souffle, sur mes paupières. C’est Morgennes. Son haleine réchauffe mes cils, que le gel a collés. J’ouvre les yeux, enfin. Mais le monde est fermé. Car tout est gris, noir ou blanc. Morgennes est là, debout dans l’étroite lumière, où il a creusé un boyau.
— Il faut sortir ! dit-il en me secouant.
— Dormir encore un peu.
— Tu as suffisamment dormi. Cela fait plusieurs jours que tu dors, assez ! Réveille-toi !
— Mais… et les autres, parvins-je à balbutier.
— Ils sont morts.
— Morts !
Brutal afflux de sang dans mes veines. « Morts ! » Ce simple mot m’a revigoré. Enfin, je me réappartiens. Je me relève, et m’effondre aux pieds de Morgennes, qui me prend par-dessous le bras, et me soulève. Il me tient contre lui. Il est moi. Je suis lui. Nous ne formons qu’une seule et même chair. Alors qu’importe si je meurs… Sauf que !
— Et Galline ? Tu as dit qu’elle avait pondu un œuf.
— J’ai menti. C’était pour que tu te réveilles.
Je levai les yeux. Un fin conduit de lumière menait vers le jour, entre deux barreaux de métal rouillé.
Morgennes déchira le peu de vêtements qu’il lui restait pour me l’enrouler autour des mains, des bras et du torse.
— Aide-toi de tes chaînes…
— Et le Ciel t’aidera, dis-je avec un fin sourire.
— Tu vois, ça va déjà mieux. Allez ! Pense à Galline !
Morgennes me projeta au-dessus de lui et je me retrouvai face à la neige, le nez dans le blanc, le ciel sur la tête. Je me donnai comme point de repère cette tache de bleu, et ne la quittai pas du regard. Et je me mis à creuser, sans réfléchir.
Je me retrouvai à l’air libre, ma tête dépassant de quelques pouces la surface du sol. Que dire ? « Neige à l’horizon », aurait crié la vigie d’un navire. « Allons, encore un effort, mon petit Chrétien, et tu vas bientôt naître ! Sortir de cette gangue de froid te fera le plus grand bien. »
Mais en vérité il faisait plus froid dehors qu’à l’intérieur, et j’hésitai à quitter mon nid… Sauf que je n’avais pas le choix. Morgennes me poussait, tant et si bien que je me retrouvai à ramper dans la neige, et traînant derrière moi, tel un cordon ombilical, la chaîne de métal qu’on nous avait passée aux pieds et aux poings. Je tirai, et Morgennes émergea à son tour, dans la lumière du jour. Il me sourit. N’était-ce pas là notre plus belle victoire ? La plus merveilleuse ascension que nous
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