Mort à Devil's Acre
J’imagine
qu’il y a peu de chances de tenir les journalistes à l’écart ? ajouta-t-il
en levant vers Pitt un regard dénué d’espoir. Mon père est décédé, mais Mère
vit dans le Gloucestershire. Il faudra bien que je lui écrive pour lui annoncer…
Sa voix s’éteignit.
— Désolé, monsieur, les journalistes avaient déjà été
prévenus lorsque je suis arrivé sur les lieux, expliqua Pitt. Dans ce quartier,
quelques sous sont toujours bons à prendre.
Il jugea inutile de s’étendre sur ce sujet.
— Je comprends, fit Beau, soudain très las.
Son visage défait avait perdu la vivacité qu’on y lisait
quelques minutes plus tôt.
— Verriez-vous un inconvénient, inspecteur, à ce que j’aille
prévenir Miss Woolmer sur-le-champ ? Je ne veux pas qu’elle l’apprenne d’une
autre bouche que la mienne. Il ne me reste qu’à m’habiller.
— Aucune objection, monsieur. Je pense au contraire que
c’est la meilleure solution.
Beau Astley se leva. Pitt se dit qu’il devait lui apprendre
les circonstances du décès de son frère ; la nouvelle de toute façon se
répandrait avant la fin de la matinée.
— Monsieur, j’ai encore quelque chose à vous dire. Votre
frère a été découvert dans un lieu fort…
Il chercha ses mots.
— Fort mal famé.
— Oui, vous venez de me le dire. À Devil’s Acre.
— Oui, monsieur, mais on a trouvé son corps devant l’entrée
d’un établissement de prostitution, réservé aux hommes.
Beau ébaucha un sourire crispé qui signifiait que plus rien
ne pouvait le surprendre, désormais.
— À ma connaissance, il n’y a que des hommes pour
fréquenter ce genre de lieu, inspecteur.
Pitt répugnait à préciser sa pensée. L’homme lui était
sympathique.
— Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire, monsieur.
Dans la plupart des maisons closes, les prostituées sont des femmes, mais dans
d’autres…
Il laissa sa phrase en suspens.
Beau Astley écarquilla les yeux.
— Enfin, voyons… c’est ridicule ! Bertie n’était
pas…
— Non ! l’arrêta aussitôt Pitt. On l’a simplement
retrouvé devant l’entrée… Je suppose que c’est là que son agresseur l’a surpris.
Mais je tenais à vous prévenir. Il est possible que les journaux mentionnent la
nature de l’établissement.
Beau repoussa une mèche de cheveux qui tombait sur son front.
— Oui, c’est fort probable. Dans la mesure où les
frasques du prince de Galles font les délices des gazettes, j’imagine qu’ils n’auront
aucun scrupule à étaler la vie de Bertie au grand jour. À présent, excusez-moi,
inspecteur, je vais m’habiller. Hodge vous apportera quelque chose à boire, un
brandy ou du thé, si vous le désirez.
Aussitôt dit, il quitta la pièce avant même que Pitt ait eu
le temps de le remercier. Celui-ci décida de demander une tasse de thé bien
chaud et accompagnée d’un toast. Il ressentit d’autant plus le vide glacial qui
lui nouait l’estomac. Examiner un cadavre est certes pénible, mais les morts ne
souffrent plus ; il est bien plus éprouvant d’annoncer un décès aux
vivants. Il se sentait à la fois impuissant et coupable, lui, l’ange
annonciateur de la douleur, le spectateur en apparence indifférent qui ne
pouvait pourtant se masquer le désespoir si transparent sur le visage des
proches du défunt.
Il décida d’aller prendre le thé à la cuisine. Pour le
moment, il n’avait rien d’autre à demander à Beau Astley, mais il pouvait
glaner des informations intéressantes dans les communs, même par inadvertance. Plus
tard, il irait voir Miss May Woolmer, une fois que celle-ci aurait appris la
nouvelle ; apparemment, elle était la dernière personne à avoir parlé à
Bertram Astley, avant son départ pour Devil’s Acre.
Durant le court moment de repos qu’il prit à la cuisine, en
serrant entre ses mains une timbale de thé bien chaud, Pitt apprit beaucoup de
choses de la bouche de Hodge, du valet et des bonnes. Plus tard, il goûta un
excellent déjeuner à la table des domestiques, tous très affectés. Les femmes
de chambre reniflaient, la cuisinière et son aide avaient le nez tout rouge ;
les hommes gardaient le silence.
Tous lui firent une description à peu près identique de
Bertram Astley : un fils de bonne famille, titré, fortuné et séduisant. Son
caractère ne sortait pas de l’ordinaire : un peu égoïste, comme tout fils
aîné qui sait depuis son plus jeune
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