Mort à Devil's Acre
âge qu’il héritera de la fortune familiale.
Le personnel n’avait pas remarqué chez lui des défauts tels que la malveillance
ou la cupidité. Ses habitudes étaient typiques de son milieu : il jouait
de temps en temps, pour le plaisir, mais qui ne le ferait pas, s’il peut se le
permettre ? Il lui arrivait de boire exagérément, mais il ne possédait pas
un tempérament querelleur ou grivois. Aucune servante n’avait eu à se plaindre
de lui, et il ne se montrait ni pingre ni mesquin sur les dépenses de la maison.
Bref, un gentleman tout à fait comme il faut.
Peu après deux heures, Pitt fut discrètement introduit dans
la maison des Woolmer ; à contrecœur, bien entendu, et seulement pour
éviter que des voisins curieux ne remarquent sa présence sur le pas de la porte.
Quel que soit le motif de sa visite, un policier n’est jamais le bienvenu.
— Miss Woolmer ne pourra pas vous recevoir, remarqua
sèchement le valet. Elle vient d’apprendre une terrible nouvelle et doit garder
la chambre.
— Je suis au courant du deuil qui la frappe, répondit
Pitt. Malheureusement, étant donné que Sir Bertram a dîné ici hier soir, je me
vois dans l’obligation de lui poser quelques questions. Elle seule peut savoir
dans quel état d’esprit il se trouvait ; il a pu lui dire où il avait l’intention
de se rendre dans la soirée…
Le valet le dévisagea, horrifié par ce manque de correction.
— Je suis certain que si Miss Woolmer sait quelque
chose qui peut vous être utile, elle se fera un plaisir de vous en informer dès
qu’elle se sentira mieux, répondit-il toujours aussi peu aimable.
Toute la fatigue et les soucis que Pitt avait accumulés
depuis l’aube se muèrent subitement en colère.
— Je crains qu’une enquête pour homicide ne dépende pas
de son bon vouloir, rétorqua-t-il. Un maniaque en liberté rôde dans Devil’s Acre.
Trois personnes ont déjà été assassinées et mutilées. Si nous ne mettons pas la
main sur lui, il n’y a aucune raison qu’il ne fasse pas une quatrième, voire
une cinquième victime. Je n’ai donc pas le temps d’attendre la fin de l’indisposition
de Miss Woolmer. Voulez-vous la prévenir que je regrette d’avoir à la déranger,
mais qu’elle pourrait être en mesure de me fournir des informations qui nous
aideraient à arrêter l’assassin de Sir Bertram !
Le valet avait pâli.
— Bien, monsieur. Si c’est indispensable… concéda-t-il
de mauvaise grâce.
Il quitta Pitt et traversa le vestibule, en se demandant
bien comment il allait pouvoir transmettre cette requête à sa maîtresse.
Plus d’une demi-heure s’écoula avant que Pitt ne soit
introduit dans le salon, une pièce encombrée de tableaux, de bibelots, de
dentelles, de travaux d’aiguille brodés ou crochetés. Un grand feu brûlait dans
l’âtre. Les lumières étaient allumées et les rideaux tirés, comme dans toute
maison en grand deuil.
May Woolmer le reçut, assise sur une méridienne. C’était une
jeune fille ravissante, dont la fine silhouette portait le deuil avec élégance.
Elle était vêtue de gris tourterelle, une teinte suffisamment discrète dans des
circonstances aussi difficiles, une manière de montrer son chagrin sans
toutefois y mettre trop d’ostentation. Elle avait une chevelure épaisse et
brillante, couleur de miel, des traits réguliers. Elle serrait un mouchoir
entre ses doigts d’albâtre, tout en observant Pitt de ses grands yeux
légèrement écartés.
Derrière elle, sa mère, Mrs. Woolmer, se tenait en
sentinelle, son opulente poitrine prise dans une robe de demi-deuil violette, ornée
de broderies perlées, tout à fait adaptée au caractère délicat de la situation.
Ses cheveux, du même blond que ceux de sa fille, commençaient à grisonner. Elle
avait un visage lourd, un double menton et une gorge épaisse. Visiblement
indignée, et jugeant qu’un policier était incapable de se défendre, elle s’en
servit pour cible et darda sur lui un regard furibond.
— Je ne vois pas pourquoi vous jugez nécessaire de
faire intrusion dans une maison en deuil, dit-elle d’un ton glacial. J’espère
que vous aurez le bon goût d’être bref.
Pitt aurait voulu faire preuve en retour d’une égale
grossièreté et lui expliquer qu’à son avis le « bon goût » était une
question de maîtrise de soi et de considération pour les autres, afin d’éviter,
dans la mesure du possible, de les mettre mal à l’aise, surtout
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