Napoléon
Napoléon, la lorgnette d’Austerlitz aux yeux, regarde, au large, se profiler le Bellerophon, éclairé par le soleil levant... Déjà une chaloupe quitte les flancs du vaisseau anglais et fait force rames vers le brick.
Il est six heures du matin.
Napoléon ne retrouvera la terre que dans trois mois et deux jours... et ce sera celle d’une autre île, cette « petite isle » dont il avait écrit le nom, il y avait vingt-sept ans, à Auxonne, sur son cahier de cours de lieutenant d’artillerie, en haut d’une page demeurée blanche...
XXX
LA DÉPORTATION
Le véritable héroïsme consiste à être supérieur aux maux de la vie.
N APOLÉON .
S UR le Bellerophon, la garde anglaise forme la haie devant la dunette – mais a reçu l’ordre de ne pas présenter les armes au «prisonnier ».
Si Napoléon s’étonnait, Maitland avait trouvé une réponse toute prête : « Il n’est pas d’usage à bord des vaisseaux de guerre anglais de rendre les honneurs avant que le pavillon ne soit arboré, ce qui a lieu à huit heures du matin, ni après le coucher du soleil. »
Le capitaine se tient sur le pont, essayant avec sa lunette de distinguer la silhouette légendaire de l’Empereur. Il le devine, assis à l’arrière du canot anglais commandé par le lieutenant Mott, qui s’est porté à la rencontre de l’Épervier. Le long cri de Vive l’Empereur ! poussé par les marins du brick est arrivé jusqu’au capitaine du Bellerophon. Il est si peu certain que ce gros homme en uniforme soit « Boney », qu’il interroge fébrilement le lieutenant Mott qui, le premier, est monté sur le pont :
— Vous le tenez ?
Au même instant Bertrand suit l’officier, salue et annonce :
— L’Empereur est dans le canot.
On n’entend que le bruit du vent dans la mâture. Maitland s’avance pour descendre à la rencontre de son prisonnier, mais voici déjà Napoléon qui se découvre et déclare d’une voix forte :
— Je viens me mettre sous la protection de votre prince et de vos lois.
L’émotion fait battre les coeurs, tandis que l’Empereur, pensant toujours à l’Histoire et à sa légende, poursuit :
— Le sort des armes m’amène chez mon plus cruel ennemi, mais je compte sur sa loyauté.
Peut-être en doute-t-il déjà et éprouve-t-il le besoin de se répéter ? Maitland le conduit dans sa propre cabine qu’il a mise à la disposition de son hôte.
— Voilà une belle chambre, admire l’Empereur.
— Telle qu’elle est, Monsieur, elle est à votre service pour tout le temps que vous demeurerez sur le vaisseau que je commande.
L’Empereur aperçoit un portrait suspendu à la cloison :
— Quelle est cette jeune personne ? demande-t-il.
— Ma femme, répond le capitaine.
— Ah ! elle est très jeune et très jolie.
La conversation s’est déroulée en français. Maitland a du mal à comprendre son hôte. « Il parlait sa langue avec une volubilité qui, au premier abord, rendait difficile de le suivre, dira-t-il ; et je fus plusieurs jours avant de pouvoir m’accoutumer à sa manière de parler. » Avant de passer à table pour le déjeuner, l’Empereur tient à visiter le Bellerophon, en posant selon son habitude de multiples questions au capitaine. Le breakfast, servi à neuf heures, le déroute : café, thé, viandes froides, fromages. « Lorsque j’eus appris, dira Maitland, qu’il était accoutumé à avoir un déjeuner chaud, j’ordonnai aussitôt de laisser son maître d’hôtel donner les ordres nécessaires pour qu’il fût toujours servi de la manière qu’il avait accoutumé de l’être. »
Mais Napoléon proteste :
— Il faut maintenant que j’apprenne à me conformer aux coutumes anglaises, puisque je passerai probablement le reste de ma vie en Angleterre.
Maitland s’incline sans approuver...
À neuf heures, on annonce que le Superbe – vaisseau de soixante-douze canons – portant la marque de l’amiral sir Henry Hotham, vient de jeter l’ancre. Maitland est soucieux – on l’eût été à moins. Il avait assurément joué la comédie aux envoyés du vaincu de Waterloo, Les ordres reçus lui disaient de se placer devant Rochefort « dans le but d’empêcher Bonaparte de s’échapper ». Or, il s’était quelque peu aventuré en affirmant que Napoléon trouverait en Angleterre « tous les égards et les traitements auxquels il pouvait prétendre ».
— Je compte avoir bien fait, explique Maitland à
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