Napoléon
qu’à se contenter de sa chambre de douze mètres carrés. L’amiral prétendra plus tard que son prisonnier s’inclina « avec soumission et bonne humeur ». En réalité, Napoléon lui joue par orgueil la comédie ; son accablement est total.
Déjà, dans la petite pièce réservée à son maître, Marchand installe le fameux lit aux rideaux verts. C’est là, entre deux promenades sur le pont, qu’il va, durant plus de deux mois, vivre, lire, commencer à dicter ses Mémoires à Las Cases.
Les repas seront cependant présidés par l’Empereur, Cockburn n’osa pas s’y opposer, mais il sera très choqué lorsqu’il verra Napoléon, fatigué par la longueur du service, quitter la salle à manger immédiatement après le café, et planter là les convives masculins qui, selon l’habitude anglaise aiment bavarder à table même, tout en faisant passer, de main en main, le traditionnel flacon de porto.
Le premier soir, l’amiral sursaute.
— Je suppose, déclare-t-il, que le général n’a pas lu lord Chesterfield.
C’est l’auteur d’un traité de politesse fort prisé en Angleterre.
— N’oubliez pas, monsieur l’Amiral, riposte Bertrand, que vous avez affaire à celui qui a été le maître du monde, et que les rois briguaient l’honneur d’être admis à sa table.
— Cela est vrai, avoue Cockburn.
L’Empereur ne parviendra pas à amadouer l’Amiral, mais se fera aimer par ses matelots. Cockburn fut stupéfait lorsque son prisonnier invita à sa table le bosco de l’équipage.
Dix-sept jours après le départ, en plein océan, le Northumberland croisa un navire napolitain. L’Empereur mit ses mains en porte-voix et cria en italien :
— D’où venez-vous ?
— De Madère, répondit le capitaine.
— Où allez-vous ?
— À Naples.
— Eh bien, faites savoir à Rome que le 22 août vous avez rencontré en mer Napoléon, proscrit et déporté à Sainte-Hélène.
XXXI
« LA PETITE ISLE »
« ...A souffert sous Hudson
Lowe... »
(Henri H EINE .)
Aux archives du château de Jamestown, on peut toujours lire ces mots sur le Record Book : « Dimanche 15, est arrivé le navire de S.M. Northumberland venant d’Angleterre, sous le pavillon du contre-amiral sir George Cockburn, et ayant à son bord le général Napoléon Buonaparte et certains individus comme prisonniers d’État... »
Ce dimanche 15 octobre 1815, du pont du Northumberland, l’oeil vissé à sa lorgnette, le « prisonnier d’État » regarde cette écrasante muraille brune et rouge qui, d’une effroyable hauteur de trois cents à huit cents mètres, tombe d’une masse dans la mer... dans cette mer qui, il y a des millénaires et des millénaires, l’a vomi de ses entrailles.
C’est ainsi que certains Anciens devaient s’imaginer l’arrivée aux enfers après avoir traversé le Styx ! Et ce gigantesque rocher, découvert en 1502, le jour de la fête d’Hélène, mère de Constantin, se trouve à deux mille neuf cents kilomètres de la côte brésilienne et à dix-neuf cents kilomètres du rivage africain ! Le plus impressionnant récif volcanique du monde est là, sous ses yeux. Et cette forteresse sera sa prison, puis, un jour, son tombeau ! Il a fallu soixante-douze jours pour atteindre cet antre cyclopéen long, à vol d’oiseau, de seize kilomètres cinq cents sur onze de large. Soixante-douze jours au cours desquels les déportés ont essuyé d’effroyables tempêtes, des pluies torrentielles – ou un calme plat désespérant durant vingt mortelles journées pendant lesquelles le Northumberland demeurant sur place, semblait flotter sur une mare. Soixante-douze jours pour arriver à cet endroit du monde « le plus isolé, le plus inabordable, le plus difficile à attaquer, le plus pauvre, le plus insocial », ainsi que l’écrira quelques mois plus tard, pastichant Mme de Sévigné, le marquis de Montchenu, envoyé par Louis XVIII pour surveiller le perturbateur de l’Europe et contrôler ses geôliers.
Aujourd’hui encore, après plusieurs journées de mer, lorsqu’on atteint cette monstruosité de la nature, l’épouvante vous saisit en pensant que c’est là qu’est venu s’achever la chute d’un empire. Il faut – comme l’a d’ailleurs fait l’Empereur – découvrir l’île à l’aube, noyée dans le crachin, lorsque peu à peu son haut profil sort de la mer et se confond encore avec le ciel brumeux où courent de lourds nuages plombés. Le
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