Nord et sud
explications si confuses qu’elles donnèrent
à Mrs Thornton l’impression que l’indisposition de Mrs Hale était due
à quelque caprice ou à des vapeurs féminines, et qu’elle aurait pu les ignorer si
le motif de la sortie avait été assez attrayant ; ou que, si le mal était vraiment
sérieux, la visite aurait pu être remise. Se souvenant aussi que l’on avait fait
atteler la voiture en vue de sa propre visite chez les Hale, et que Fanny avait
reçu l’ordre de l’accompagner, toujours par égard pour eux, elle en conçut quelque
dépit, se redressa de toute sa hauteur, et ne manifesta à Margaret aucune sympathie
à l’annonce que sa mère était souffrante, d’autant qu’elle n’accorda guère de crédit
à cette nouvelle.
— Comment se porte Mr Thornton ? demanda
Mr Hale. Après avoir reçu hier son mot de dernière minute, j’ai craint qu’il
ne fût souffrant.
— Mon fils est rarement malade, et lorsque cela lui arrive,
il n’en parle jamais et n’en profite pas pour ne rien faire. Il m’a dit qu’il n’avait
pas le temps d’aller étudier avec vous hier soir, monsieur. Assurément il en était
navré. Il attache beaucoup d’importance aux heures passées avec vous.
— Elles me procurent aussi beaucoup d’agrément, dit
Mr Hale. J’ai l’impression de retrouver ma jeunesse quand je vois le plaisir
qu’il prend et combien il apprécie toutes les beautés de la littérature classique.
— Je ne doute pas que les classiques présentent un grand
intérêt pour des gens qui ont des loisirs. Mais j’avoue que c’est contre mon avis
que mon fils en a repris l’étude. L’époque et le lieu où il vit me paraissent requérir
toute son énergie et toute son attention. Les classiques sont certainement parfaits
pour ceux qui ont tout leur temps et vivent à la campagne ou vont à l’Université ;
mais les hommes de Milton devraient consacrer toutes leurs pensées et leurs compétences
à l’ouvrage d’aujourd’hui. Du moins est-ce mon opinion.
Elle prononça cette dernière phrase avec « l’orgueil qui
singe l’humilité [36] ».
— Oui, mais si l’esprit se consacre trop longtemps à un
seul sujet, il deviendra rigide et perdra son agilité et son ouverture, dit Margaret.
— Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous entendez
par un esprit rigide qui perd son agilité. Je n’admire pas non plus ces vraies girouettes
qui se passionnent pour tel sujet aujourd’hui et l’oublient le lendemain, subitement
absorbées par autre chose. La vie d’un industriel de Milton s’accorde mal avec de
multiples intérêts. Il doit – ou il devrait – lui suffire de n’avoir qu’un seul
désir et de consacrer toutes ses entreprises à le satisfaire.
— Autrement dit ? demanda Mr Hale.
Les joues cireuses de Mrs Thornton se colorèrent et ses
yeux se mirent à briller :
— Occuper une position honorable parmi les négociants de
son pays et les hommes de sa ville, et s’y maintenir. C’est la position à laquelle
mon fils est arrivé par lui-même. Où que vous alliez, je ne parle pas seulement
de l’Angleterre mais de toute l’Europe, le nom de John Thornton de Milton est connu
et respecté chez les hommes d’affaire. Naturellement, il est inconnu dans les milieux
mondains, poursuivit-elle avec dédain. Il y a peu de chances que les beaux messieurs
et les belles dames oisives entendent parler d’un manufacturier de Milton, à moins
qu’il n’entre au Parlement ou n’épouse la fille d’un lord.
Mr Hale et Margaret éprouvèrent tous deux une certaine gêne
et un sentiment de ridicule en se rendant compte qu’ils n’avaient jamais entendu
ce nom fameux avant d’avoir reçu la lettre de Mr Bell leur disant que
Mr Thornton serait pour eux un ami sûr à Milton. Le monde de cette mère si
fière de son fils n’était pas leur monde à eux, qui connaissaient soit les élégances
de Harley Street, soit la société des pasteurs de campagnes et des hobereaux du
Hampshire. Malgré les efforts de Margaret pour garder l’expression d’une auditrice
neutre, son visage la trahit et révéla à la perspicace Mrs Thornton ses véritables
sentiments.
— Vous pensez que vous n’avez jamais entendu parler de ce
fils exceptionnel, Miss Hale. Vous pensez que je suis une vieille femme qui
ne voit pas plus loin que Milton et qui prend son fils pour le plus blanc des merles
blancs.
— Non, répondit Margaret avec courage. Je me disais en
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