Nord et sud
déjà arrivées à ce stade pénible qui
se situe entre l’enfance et l’âge adulte, dans la vie des foules comme dans celle
de l’individu. Or l’erreur que commettent beaucoup de parents vis-à-vis de leurs
enfants à ce moment-là, c’est d’exiger la même obéissance aveugle qu’à l’époque
où tout ce que les enfants avaient à faire, c’était de se soumettre à des règles
simples telles que : « Viens quand on t’appelle » ou « Fais
ce qu’on te dit ! » De sages parents encouragent le désir d’indépendance
afin de devenir des amis et des conseillers lorsque cessera leur pouvoir absolu.
Si mon raisonnement est faux, souvenez-vous que c’est vous qui avez adopté cette
analogie.
— Tout récemment, intervint Margaret, j’ai entendu une histoire
survenue à Nuremberg [38] il y a seulement trois ou quatre ans. Un homme riche vivait seul dans l’une de ces
immenses demeures qui avaient été jadis à la fois des maisons d’habitation et des
entrepôts. Le bruit courait qu’il avait eu un enfant, mais personne n’en était sûr.
Pendant quarante ans cette rumeur avait circulé, plus ou moins vivace, mais sans
jamais s’éteindre complètement. Après sa mort, on s’aperçut qu’elle était fondée.
Il avait eu un fils – parvenu à l’âge d’homme avec l’intelligence en friche d’un
enfant – qu’il avait gardé à l’écart de cette étrange façon afin de le protéger
de la tentation et de l’erreur. Mais naturellement, quand ce vieil enfant adulte
fut mis en liberté dans le monde, tous les mauvais conseillers eurent barre sur
lui. Il ne savait pas distinguer le bien du mal. Son père avait commis la faute
de l’élever dans l’ignorance, la confondant avec l’innocence. Les autorités de la
ville furent obligées de le prendre en charge après quatorze mois de débauche pour
l’empêcher de mourir de faim. Il ne savait même pas s’exprimer assez bien pour faire
un bon mendiant.
— J’ai utilisé la comparaison, suggérée par Miss Hale,
entre la position du patron et celle du père ; si bien que je ne dois pas me
plaindre de vous voir la retourner contre moi. Mais Mr Hale, quand vous nous
proposiez le modèle des parents sages, vous avez dit qu’ils favorisaient chez leurs
enfants le désir d’indépendance. Assurément, l’heure n’est pas venue de donner à
la main-d’œuvre une certaine indépendance pendant ses heures de travail ne vois
pas très bien ce que cela signifierait. Et j’estime que les patrons empiéteraient
sur l’indépendance de leurs ouvriers d’une façon difficilement justifiable à mon
sens, s’ils se mêlaient un peu trop de la vie qu’ils mènent en dehors des usines.
Ce n’est pas parce qu’ils travaillent pour nous dix heures par jour que je nous
reconnais le droit de les tenir en lisière le reste du temps. J’attache beaucoup
de valeur à ma propre indépendance, et je ne conçois pas de pire indignité que d’avoir
en permanence un autre homme en train de me donner des directives, des conseils
et des leçons, où même de prévoir un peu trop mes actions. Même s’il était le plus
sage ou le plus puissant des hommes, je lui en voudrais de son ingérence et me rebellerais
contre elle. J’imagine que ce sentiment est plus fort dans le nord de l’Angleterre
que dans le sud.
— Je vous demande pardon, mais n’est-ce pas parce qu’il
n’y a eu entre le conseilleur et le conseillé aucune relation d’amitié susceptible
de les mettre sur le même plan ? Parce que chacun a dû rester sur une position
isolée, peu chrétienne, à l’écart de son prochain, jaloux de lui et redoutant constamment
de voir ses droits bafoués ?
— Je ne fais que constater. Je suis désolé, mais j’ai un
rendez-vous à huit heures, et je dois simplement prendre les faits tels que je les
observe ce soir, sans chercher à les expliquer, ce qui, de toute façon, ne changerait
pas grand-chose à mon plan d’action, étant donné la situation : il faut toujours
tenir compte des faits.
— Mais si, à mes yeux, cela semble changer beaucoup de choses,
intervint Margaret à mi-voix.
Son père lui fit signe de se taire pour laisser terminer
Mr Thornton qui, d’ailleurs, était déjà debout et se préparait à partir.
— Vous devez cependant admettre le bien-fondé de l’argument
suivant : compte tenu du vif sentiment d’indépendance de tous les habitants
du Darkshire, ai-je le droit d’imposer mes vues, de
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