Notre France, sa géographie, son histoire
se sont arrêtés aux passages du Rhône, à ces grands
carrefours des routes du Midi 2 . Les saints de
Provence (de vrais saints que j'honore) leur ont bâti des ponts, et commencé la
fraternité de l'Occident. Les pâles et belles femmes d'Arles au masque romain,
les vives filles d'Avignon continuant cette œuvre, ont pris par la main le
Grec, l'Espagnol, l'Italien, leur ont, bon gré mal gré, mené la farandole, la Turque , la Mauresque 3 . Et ils n'ont plus voulu
se rembarquer. Ils ont fait en Provence des villes grecques, moresques,
italiennes. Ils ont préféré les figues fiévreuses de Fréjus à celles d'Ionie ou
de Tusculum, combattu les torrents, cultivé en terrasses les pentes rapides,
exigé le raisin des coteaux pierreux qui ne donnent que thym et lavande.
La Provence grecque commence visiblement près de Toulon, avant
Olioules, Gemenos, Evenos. Les hommes deviennent très fins, les femmes jolies,
d'un type qui ne se trouve qu'entre Aix et Toulon. Le tout un peu maigre, un
peu mesquin, mais non trapu comme les vrais Provençaux. Ceci, c'est l'homme du
Var, figure fine, un peu aiguisée.
Cette poétique Provence n'en est pas moins un rude pays. Le vent
éternel qui enterre dans le sable les arbres du rivage, qui pousse les
vaisseaux à la côte, n'est guère moins funeste sur terre que sur mer. Les coups
de vent, brusques et subits, saisissent mortellement. Le Provençal est trop vif
pour s'emmailloter du manteau espagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fête
ordinaire de ce pays de fêtes, il donne rudement sur la tête, quand d'un rayon
il transfigure l'hiver en été. Il vivifie l'arbre, il le brûle. Et les gelées
brûlent aussi. Plus souvent des orages, des ruisseaux qui deviennent des
fleuves. Le laboureur de la Durance et du Rhône, ramasse son champ au bas de la
colline, où le suit voguant à grande eau, et s'ajoutant à la terre du voisin.
Nature capricieuse, passionnée, colère et charmante.
Le Rhône est le symbole de la contrée, son fétiche, comme le Nil est
celui de l'Égypte. Le peuple n'a pu se persuader que ce fleuve ne fût qu'un
fleuve, mais une chose fantastique ; il a bien vu que la violence du Rhône
était de la colère, et reconnu les convulsions d'un monstre dans ses gouffres
tourbillonnants. Le monstre c'est le drac , la tarasque , espèce de
tortue-dragon, que l'on promenait naguère à grand bruit le jour de
Sainte-Marthe. Elle allait jusqu'à l'église, heurtant tout sur son passage.
La fête n'était pas belle, s'il n'y avait pas au moins un bras
cassé.
Ce Rhône, emporté comme un taureau qui a vu du rouge, vient donner
contre son delta de la Camargue, l'île des noirs taureaux et des étalons
indomptés. Le pâtre, monté sur un de ces étalons sauvages, surveille son
troupeau qui paît les roseaux et les oseraies plongé dans le marais jusqu'au
poitrail comme le buffle dans la campagne de Rome. L'île avait aussi sa fête,
c'était la Ferrade . Un cercle de chariots était chargé de spectateurs.
On y poussait à coups de fourche les taureaux qu'on voulait marquer. Un homme
adroit et vigoureux renversait le jeune animal, et pendant qu'on le tenait à
terre, on offrait le fer rouge à une dame invitée ; elle descendait et
l'appliquait elle-même sur la bête écumante.
Voilà le génie de la basse Provence, violent, bruyant, barbare, mais
non sans grâce. Il faut voir ces danseurs infatigables danser la moresque, les
sonnettes aux genoux, ou exécuter à neuf, à onze, à treize, la danse des épées,
le bacchuber , comme disent leurs voisins de Gap ; ou bien à Riez,
jouer tous les ans la bravade des Sarrasins. Pays de militaires, des
Agricola, des Baux, des Crillon ; pays des marins intrépides ; c'est
une rude école que ce golfe de Lion. Dans ce bassin circulaire, la vague
manquant d'espace pour s'étendre et s'apaiser, revient sur elle-même avec une
extrême violence. La lame courte et disloquante, fait clapotis et retient dans
son terrible remous le navire qui ne sait plus à qui entendre.
Citons parmi les plus vaillants, le bailli de Suffren, et ce renégat
qui mourut capitan-pacha en 1706 ; nommons le mousse Paul (il ne s'est
jamais connu d'autre nom) ; né sur mer d'une blanchisseuse, dans une
barque battue par la tempête, il devint amiral et donna sur son bord une fête à
Louis XIV ; mais il ne méconnaissait pas pour cela ses vieux
Weitere Kostenlose Bücher