Par le sang versé
vision qui – sans aucun doute – va l’obséder jusqu’à son dernier jour.
Kien reprend conscience rapidement. Deux hommes massent ses bras. Dès qu’il est sûr d’être compris de lui, Osling dit doucement :
« On n’est pas arrivé à temps pour sauver ton. père, Kien, mais je peux t’assurer que sa mort a été douce, il n’a pas souffert, je te l’affirme.
– Je sais, répond le jeune Man. Je l’ai vu mourir. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Depuis l’aube, il n’a pas cessé de me regarder en souriant. Mais vous vous trompez quand vous dites qu’il n’a pas souffert, il a souffert plus qu’aucun être au monde. Pas dans
sa chair. Dans son esprit, à cause de moi. Il ne pouvait pas prévoir que je survivrais, il devait penser que je mettrais plusieurs jours à mourir.
– Tu devrais tâcher d’oublier, de ne plus parler de ça, interrompt Osling. On va te transporter au camp.
– Je peux marcher, je vous suis, je n’en parlerai plus jamais. L’oublier ?… Pensez-vous que ce soit possible, même si je devais vivre un millier d’années ? »
La colonne reprend le chemin de Ban-Cao. Kien tente de participer au transport de son père, mais ses bras ne le lui permettent pas. Il doit se résoudre à marcher derrière les brancardiers. Il a refusé l’alcool qu’on lui a proposé. Il avance, la tête haute, sans que le moindre sentiment puisse se déceler sur son visage. Peu de temps avant d’arriver, Mattei lui déclare :
« Nous allons te loger en haut, au poste avec nous. »
Sans hésitation, Kien refuse.
« Non, dit-il, je vais trouver asile à Ban-Cao, chez les gens de ma race. Personne ne doit savoir ce qui s’est passé. Je dirai que j’étais absent au moment du massacre. Personne ne doit apprendre que je vous dois la vie, et je ne veux pas donner l’impression de m’entendre avec vous.
– Je ne te comprends pas.
– C’est pourtant simple. Je désire me venger en vous aidant. Mais pas en vous suivant et en tenant un fusil parmi vos hommes. Pour ça vous êtes assez nombreux. Je vais essayer de faire mieux, il est possible que j’y parvienne.
– Tu souhaites devenir une sorte d’espion ?
– Si je reprends contact avec vous, c’est que j’aurai quelque chose à vous dire. Si vous ne me revoyez pas, c’est que je ne peux rien pour vous, ou que je serai mort. Dans tous les cas, merci, veillez à ce que mon père repose en paix. »
Dans les jours qui suivent, lorsque Mattei cherche à se renseigner au village sur le jeune chef Man, il apprend que Kien n’y a passé qu’une nuit. À l’aube, il a disparu, sans confier à quiconque ses projets et sa destination.
Les jours, les semaines, puis les mois passent, et le souvenir du jeune homme s’estompe dans l’esprit des légionnaires. Et ce n’est pas sans surprise que le capitaine Mattei reçoit de ses nouvelles de façon insolite, quelques jours avant Pâques 1948.
Dans la soirée, une colonne vient de regagner le poste après une longue patrouille. À première vue, il semble que rien ne soit à signaler. Mais la porte franchie, le sergent Favrier qui commandait la section, demande à rendre compte au capitaine. Pour qu’il se présente suant et poussiéreux, l’urgence ne fait aucun doute, et Mattei le reçoit séance tenante.
« Je t’écoute, Favrier.
– Mon capitaine, comme nous étions sur le chemin du retour, il y a à peine une dizaine de minutes, nous avons été interpellés par le jeune Kien qui se dissimulait dans un buisson. Vous vous souvenez de lui ?
– Évidemment. Alors ?
– Alors, il voudrait vous voir, mais il ne veut pas que les habitants du village s’aperçoivent de sa présence. Il m’a demandé de prévenir les postes de garde de le laisser passer ce soir vers minuit. Il sera seul, sans armes. J’ai hésité beaucoup, mais finalement, j’ai pris sur moi de donner mon accord. J’ai pensé que vous m’approuveriez, car on ne risque pas grand-chose.
– Tu as bien fait, je te félicite. Préviens les guetteurs, dis-leur d’ouvrir l’œil. Laissez-le entrer que s’il est seul. Qu’on le fouille dès qu’il sera à l’intérieur, et qu’on me l’amène. »
À minuit, les avant-postes aperçoivent l’ombre furtive qui gravit la route d’accès. Le jeune Man marche pieds nus, aucun bruit ne décèle sa présence. Il est rapidement palpé, mais il n’a même pas un couteau sur lui. On le conduit au capitaine
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