Par le sang versé
J’y vois assez bien la nuit, mon capitaine. Je pense que je peux conduire sans phares mieux qu’un autre.
– Parfait ! Alors, départ dans cinq minutes. Disposez une civière pour lieutenant, Frahm au volant, Clary et Kalish en protection à l’arrière avec un fusil mitrailleur chacun. »
Frahm conduit bien, et effectivement, il semble y voir. Par moments, Mattei se demande par quel miracle il parvient à suivre la route. La visibilité est nulle, le crachin ne cesse de tomber. Le lieutenant Palisser a été enroulé, nu, dans trois couvertures, et une grossière toile imperméable recouvre la civière. La jeep passe à hauteur de Ban-Cao sans s’arrêter. Les occupants ne parlent pas, ne fument pas, seul le bruit du moteur rompt le silence de la nuit. Les viets qui sont partout ne peuvent pas ne pas l’entendre. La seule chance de Mattei réside dans le fait que les rebelles doivent se terrer à l’abri de la pluie ; ils n’ont pas le temps de réagir au passage du véhicule.
La jeep roule depuis des heures ; les légionnaires commencent à prendre confiance. Ils ont parcouru les quatre cinquièmes du chemin, mais le dernier obstacle reste à franchir : l’amphithéâtre de Kouei-Pet. La route devient une corniche à mi-pente. C’est le coupe-gorge rêvé pour tendre une embuscade. Pour la première fois depuis le départ, Frahm prend la parole en chuchotant : « J’ai vu une lueur dans le fond. » Mattei n’a rien remarqué. Et pourtant il n’a jamais cessé d’écarquiller les yeux : « Tu es sûr ?
– Sûr, mon capitaine. Peut-être une allumette craquée, ou un éclair de lampe électrique, mais ce ne sont pas les yeux d’une bestiole. Je sais distinguer, il y a du monde en bas.
– Arrête, ordonne Mattei. (Il descend de la jeep et poursuit :) Klauss et Clary, évacuez et pitonnez en éclaireurs. Frahm, tu fais demi-tour et tu roules en marche arrière. Si on tombe sur un merdier, on pourra toujours essayer de foutre le camp. »
Le drame se joue tout en bas de la pente. Klauss et Clary progressent en éclaireurs, fusil mitrailleur sous le bras. Mattei est resté dans la jeep auprès de Palisser ; à genoux sur la banquette arrière, il guide le chauffeur de la voix, lui disant simplement : « Gauche » ou « droite ». Soudain, la roue arrière droite déclenche le dispositif d’une mine. La jeep parcourt encore un mètre, puis c’est l’explosion.
Frahm est tué sur le coup. La jeep saute et se couche sur le flanc. Le lieutenant Palisser gît sur la route, les couvertures ont glissé, son corps est nu sous la pluie fine. Mattei pense qu’il est mort. Le capitaine se précipite au hasard dans la forêt, tombe dans un fossé, gravit quelques mètres sur l’autre versant, et se blottit dans un épais buisson. Il aperçoit Klauss et Clary qui courent dans la montée de Vo-Chang. Fuir en avant est imprévu, donc intelligent. Tous les cinq pas, chacun leur tour, ils se retournent et lâchent une rafale de fusil mitrailleur en arc de cercle. C’est un véritable ballet qu’ils dansent avec un synchronisme parfait. Ils abattent plusieurs viets qui s’étaient lancés à leur poursuite.
« Ils vont s’en sortir, songe Mattei, et ce n’est que justice. Leur réflexe de bons soldats va leur sauver la vie. » Le capitaine aperçoit maintenant les viets qui s’agitent autour de la jeep renversée. Ils allument des lampes électriques dans la direction des corps étendus. Frahm est déchiqueté, Palisser est laissé pour mort. Entre les rebelles un conciliabule s’engage ; ils ont vu fuir Mattei, ils se préparent à organiser une battue pour le débusquer.
32.
L E capitaine Antoine Mattei comprend que son heure est venue. Dans sa fuite il a emporté une carabine légère américaine. Une balle est engagée dans le canon, il soulève le cran de sûreté. Il s’accroupit, à genoux dans son buisson, ses fesses reposant sur ses talons. Il cale la crosse de la carabine sur le sol, presse l’arme entre ses cuisses, et introduit le canon dans sa bouche. Enfin, il dispose son pouce sur la détente – décidé à se suicider à l’instant même où il sera découvert.
Autour de lui, les viets battent le fossé, explorent les moindres buissons ; ils envoient des jets de pierres, lancent des éclairs de lampe électrique. Dix fois, vingt fois, ils frôlent la cachette du capitaine. Dix fois, vingt fois, Mattei est sur le point de tirer. C’est
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