Par le sang versé
ne se manifestent pas, laissant les patrouilles françaises circuler en ville. Les hommes de Klauss établissent la jonction avec le reste du bataillon ; trois patrouilles régulières sont établies chaque jour. L’une assure le ravitaillement qui consiste uniquement en rations « pacific », les deux autres partent en reconnaissance.
Malgré ses mouvements quotidiens, la compagnie se laisse envahir par une torpeur croissante et sombre doucement dans l’ennui. Mais surtout un besoin se fait sentir, tournant rapidement à l’obsession : l’alcool. Dans tout Haïphong il est impossible de trouver la moindre bouteille de bière ; les foyers ne sont pas ravitaillés et les caves ont été détruites et pillées par les vagues successives de soldats qui depuis près d’un an déferlent sur la ville meurtrie.
Favrier et Lantz imaginent alors de fabriquer du « pastis » à l’aide d’un litre d’alcool à 90° (volé à l’antenne chirurgicale) et d’un flacon d’élixir parégorique obtenu grâce à la complicité de six légionnaires, atteints soi-disant d’un malaise intestinal. L’absorption du breuvage ne leur procure pas l’effet escompté, ils se tordent de douleur une journée entière sous l’œil goguenard de plusieurs de leurs compagnons avec lesquels ils avaient refusé de partager. Deux autres qui avaient ingurgité un litre d’eau de Cologne ne connurent pas un sort meilleur.
C’est dans les premiers jours de décembre que les hommes de Klauss font la connaissance de Ki.
Ki est un petit Eurasien de treize ou quatorze ans. Il se présente un matin au poste de garde du palais ; il est vêtu de haillons, mais il s’adresse, dans un français sans faute et sans accent, à la sentinelle : « Je voudrais parler au général de la Légion étrangère ! »
Klauss est à proximité, et la sentinelle se tourne vers lui.
« Mon général, on vous demande. » Klauss dévisage le gamin. « Qu’est-ce que tu veux, morpion ? » Ki ne se démonte pas.
« Je connais les grades de l’armée française, vous êtes sergent-chef, je voudrais parler au général.
– Y a pas de général. Ici c’est moi qui commande. Alors explique-toi ou raus ! »
Indécis et hésitant, le gamin dévisage Klauss, puis il déclare :
« Je voudrais m’engager dans la Légion étrangère. » Des éclats de rire saluent cette déclaration. Vexé, le gosse reprend : « Je peux être soldat, je sais lire et écrire le chinois, le français et l’espagnol. Je connais le maniement des armes et j’ai vingt ans. »
Les rires reprennent de plus belle.
Pourtant, sauf sur son âge, Ki ne mentait pas. Orphelin, il avait été recueilli vers l’âge de cinq ans par les missionnaires espagnols de l’ordre de San Felice qui l’avaient instruit et élevé. Il avait ensuite traîné dans les armées chinoises et viets, plus ou moins contre son gré, gagnant sa nourriture en rendant les ser vices les plus inattendus. Enfin depuis six mois, il servait de mascotte à une compagnie de la division Leclerc. C’est un officier qui lui avait conseillé de tenter sa chance à la Légion, lui expliquant qu’ainsi il pourrait se procurer un nom et obtenir par la suite la nationalité française.
Un grand Hongrois ricane.
« C’est pas une pouponnière ici, retourne voir ta nourrice ! »
Avec l’agilité d’un jeune chat Ki bondit ; il pousse le légionnaire à hauteur de la ceinture, le déséquilibre d’un coup de talon derrière la jambe ; l’homme surpris se retrouve assis par terre. Ki se recule sur la défensive et sort de sa poche un couteau à cran d’arrêt dont il fait jaillir la lame.
« Donne-moi ce couteau, petit con ! » hurle Klauss.
Très à l’aise, Ki replie la lame et tend le couteau au sergent.
« Je ne lui aurais pas fait de mal, c’était juste pour vous montrer que je peux être soldat. »
Le grand Hongrois s’est relevé et s’approche du gamin.
« Je vais lui foutre une fessée, annonce-t-il.
– Ça suffit », tranche Klauss, qui ajoute en se tournant vers le gosse : « Tu as bouffé ?
– Je veux d’abord être soldat.
– On verra plus tard. Viens bouffer. »
À partir de cet instant, Ki reste à la 4 e compagnie, rendant des services aux uns et aux autres, les distrayant par son mélange de gentillesse et de crapulerie, mais son incorporation dont il ne cesse de parler est devenue un sujet de raillerie. Pourtant Klauss a exposé
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