Par le sang versé
son cas à ses supérieurs qui n’ont pas rejeté a priori l’idée de laisser le gamin s’engager, déclarant simplement qu’ils en référeraient eux-mêmes en haut lieu. Comme Ki s’est rendu compte que les légionnaires ne peuvent pas pour l’instant faciliter son admission dans l’armée, il fait une concession : il ne parlera plus de son incorporation, mais il veut un uniforme. Cette nouvelle requête devient un nouveau sujet de plaisanteries et de sarcasmes que le gosse essuie sans se décourager.
Ki consacre chaque jour plusieurs heures à tourner dans la ville où il se promène tranquillement, fouinant et furetant partout, comme un jeune chiot. Il y a quinzaine de jours qu’il a fait son apparition quand le hasard va lui donner l’occasion de prendre une éclatante revanche sur ses nouveaux compagnons.
Il est midi ; la patrouille vient de rentrer ; les hommes se débarrassent de leurs armes et rejoignent dans le rang les légionnaires qui font la queue pour la distribution des rations « pacific ».
Dans le jardin une longue table de bois est disposée sur des tréteaux. Les premiers arrivés s’y assoient, les autres s’installent adossés à un arbre ou affalés sur le perron de pierre. Tous, d’un geste mille fois répété, déchiquettent les boîtes qui contiennent l’éternel « singe », quelques biscuits et un fromage savonneux. Ki touche sa ration. Le matin il a ciré une vingtaine de paires de bottes et lavé le linge des sous-officiers, apportant en maugréant sa contribution pour la nourriture qu’on lui distribue. Il réclame en vain l’attribution de tâches plus nobles, mais ne récolte en réponse à ses suggestions que des éclats de rire et des tapes sur les fesses.
Ki s’installe à proximité du sergent Favrier. Il porte une musette en bandoulière, et s’assoit par terre d’un air naturel. Alors, simplement, il s’adresse au sergent :
« Vous pouvez me prêter votre couteau une seconde, sergent ? »
Favrier lance son couteau suisse au gamin sans même lever les yeux.
Ki fait alors la démonstration de sa fabuleuse nature de comédien. Comme si c’était la chose la plus normale, il sort de sa musette une bouteille de bordeaux 1942 et commence à la déboucher avec des gestes de professionnel.
Le « nom de Dieu ! » lâché par un homme fait relever les yeux de Favrier qui reste, interdit, la bouche ouverte devant le spectacle. En quelques secondes, un silence total a fait place au brouhaha ; les hommes se rassemblent en cercle autour du gamin qui est maintenant occupé à extirper quelques fragments de bouchon restés dans le goulot. Il continue à jouer admirablement la comédie de l’indifférence et du naturel. Favrier le saisit par le col de sa chemise en loques.
« Où as-tu trouvé ça, petit sagouin ? » Ki feint à merveille l’étonnement et lève vers le sergent des yeux candides.
« Vous mettez pas dans cet état, sergent, ce n’est qu’une malheureuse bouteille de pinard. Je vais vous en donner un verre si ça peut vous calmer. »
Favrier éclate et arrache la bouteille au gamin. Klauss intervient d’une voix calme. « Favrier, tu n’as pas honte ? » Le sergent se reprend et les dents serrés rend la bouteille au gosse qui, ravi, déclare : « Alors, amenez vos quarts. »
La bouteille est partagée entre les dix hommes qui ont les réflexes les plus rapides. Favrier reçoit la valeur d’un dé à coudre qu’il déguste avec tendresse, puis il se saisit de la bouteille vide et la contemple.
« Nom de Dieu ! constate-t-il, ce n’est pas de la mise en bouteille à Saigon, c’est directement importé de France. »
Il est tout à fait calmé. Il se tourne reconnaissant vers Ki.
« Dans le fond, tu n’es pas un mauvais petit, tu n’en as même pas pris pour toi, tu n’aimes pas le vin peut-être ? »
Ki n’attendait que cela pour faire éclater sa bombe.
« Si, sergent, j’adore ça, mais, moi, j’en ai ! »
De nouveau le silence se fait brusquement ; même Klauss s’est rapproché, il commence à se douter du jeu auquel se livre le gamin.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? » interroge Favrier d’une voix changée par l’émotion.
Ki se rend compte que sa victime mord à l’hameçon encore plus violemment qu’il ne l’avait espéré.
« C’est simple, sergent. Ce n’est pas une bouteille que j’ai trouvée, c’est une mine. »
Favrier bondit et saisit une fois de plus
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