Par le sang versé
occupe ne me permet qu’une simple mise en garde. J’ai fait mon de voir ; pour le reste, ça le regarde. J’ajoute qu’il n’ignore pas que nous transportons de nombreux civils chaque semaine à bord de la My Huong ; il considérerait mon refus comme un affront et je ne tiens pas à empoisonner mes supérieurs avec ce genre de rapport.
– À vos ordres, mon capitaine, je tâcherai de me montrer aimable.
– Je n’en attends pas moins de vous. Destors. Amusez-vous bien. »
Le 16 mars, à six heures trente du matin, les légionnaires embarquent sur le port de Sadec. Ils sont quatorze, plus une dizaine de partisans. Parmi eux se trouve Karl Hoffmann.
Hoffmann, légionnaire de 2 e classe (il a toujours refusé de participer à un peloton d’avancement), est pourtant une des personnalités du 3 e Étranger. Nul n’ignore au bataillon son identité réelle : Karl von der Heyden. Ex-plus jeune capitaine de la Luftwaffe. Croix de fer à vingt-quatre ans. Multiples citations. Une vingtaine de victoires aériennes. L’hebdomadaire Der Adler lui consacra en 1943 sa couverture et plusieurs pages. C’est un véritable héros national que tous les Allemands du régiment connaissent et vénèrent.
Pilote de chasse célèbre, le capitaine von der Heyden n’avait aucune raison d’être poursuivi comme criminel de guerre. S’il s’engagea à la Légion étrangère, ce fut à la suite d’un de ces drames familiaux qui ponctuaient l’effondrement du III e Reich : en 1945 à Hambourg, son père, le général von der Heyden, s’était donné la mort après avoir tué sa femme et les deux frères de Karl.
Karl Hoffmann est un aryen type, au visage carré et aux traits purs. Très grand, la silhouette athlétique, il parle un français impeccable, plus riche que l’argot qui tient de langue commune aux légionnaires (et qu’ils manient d’ailleurs avec une rare virtuosité, mis à part leurs pittoresques accents d’origine). Au 3 e bataillon, Hoffmann se tient à sa place de simple soldat et ne cherche pas à tirer gloire de son passé.
L’administrateur et M lle Seydoux font une apparition remarquée avec dix minutes de retard. Ils arrivent en voiture, conduits par un chauffeur à l’uniforme immaculé. L’administrateur est élégamment vêtu d’un costume blanc et d’une cravate à pois, il est coiffé d’un casque de liège blanc. La jeune fille qui l’accompagne doit avoir entre vingt et vingt-cinq ans. Son visage est souriant et agréable, ses longs cheveux châtains sont serrés par un mouchoir de soie sur sa nuque ; la perfection d’un corps svelte se devine sous une légère robe d’été crème d’une grande sobriété de ligne. Destors, qui ne l’avait aperçue que de loin, est instantanément séduit par une beauté qu’il ne soupçonnait pas. L’administrateur le présente, feignant à dessein d’ignorer l’adjudant Naessans qui pourtant se trouve au côté du sous-lieutenant.
Destors présente lui-même le sous-officier avec lequel Geneviève Seydoux échange poignée de main et sourire, ignorant l’incident.
L’administrateur monte à bord et se lance dans un numéro éblouissant de maître de maison. Lorsqu’il parle des réparations et des perfectionnements de la My Huong, il dit : « nous avons entrepris… nous avons décidé… », achevant par cette attitude d’exaspérer le jeune sous-lieutenant qui préfère s’éloigner.
L’adjudant Naessans, à qui rien n’a échappé, déclare, souriant :
« Il va bientôt croire qu’il est pour quelque chose dans ce boulot, ce vieux singe.
– Suffit, Naessans, tranche Destors. C’est son droit de faire le paon pour épater la petite. J’ai reçu pour consigne d’être aimable ; j’entends que vous le soyez tous, et s’il veut prétendre qu’il a reconstruit la chaloupe tout seul, je m’en fous. »
À l’aller le trajet commence sans incident notable. La chaloupe fait trois brèves haltes avant d’entamer la dernière partie de son court voyage vers Lai-Vung.
Geneviève Seydoux est surprise de constater la vigilance dont font preuve les guetteurs disposés sur le toit. Sur le ton de la plaisanterie, elle remarque en s’adressant à Destors :
« On a l’impression que vos hommes redoutent quelque chose ; tout paraît pourtant bien calme. » Destors n’a aucune raison d’inquiéter la jeune fille. « Ce sont les consignes, mademoiselle ; un point c’est tout. »
Froissée
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