Quand un roi perd la France
tout bon
chrétien que je suis… ce sont ces chevaliers gascons, aquitains, poitevins, et
même certains de nos petits sires du Périgord, qui préfèrent suivre le duc
anglais que leur roi français et qui, par goût de la rapine ou par méchant
orgueil, ou par jalousie de voisinage, ou parce qu’ils ont en travers du cœur
un mauvais procès, s’emploient à ravager leur propre pays. Non, ceux-là, je prie
bien fort Dieu de ne les point pardonner.
Ils n’ont à leur décharge que la
sottise du roi Jean qui ne leur a guère prouvé qu’il était homme à les
défendre, levant toujours ses bannières trop tard et les envoyant roidement du
côté où les ennemis ne sont plus. Ah ! c’est un bien grand scandale que
Dieu a permis, en laissant naître un prince si décevant !
Pourquoi donc avait-il consenti au
traité de Valognes, dont je vous entretenais hier, et échangé avec son gendre
de Navarre un nouveau gros baiser de Judas ? Parce qu’il redoutait l’armée
du prince Édouard d’Angleterre qui faisait voile vers Bordeaux. Alors, la
droite raison eût voulu, s’étant libéré les mains du côté de la Normandie,
qu’il courût sus à l’Aquitaine. Il n’y a pas besoin d’être cardinal pour y
penser. Mais que non. Notre piteux roi musarde, donnant de grands ordres pour
de petites choses. Il laisse le prince de Galles débarquer sur la Gironde et
faire entrée de triomphe à Bordeaux. Il sait, par rapports d’espies et de
voyageurs, que le prince rassemble ses troupes, et les grossit de tous ses
Gascons et Poitevins dont je vous disais tout à l’heure en quelle estime je les
ai. Tout lui indique donc qu’une rude expédition s’apprête. Un autre eût fondu
comme l’aigle pour défendre son royaume et ses sujets. Mais ce parangon de
chevalerie, lui, ne bouge pas.
Il avait, il faut en convenir, des
ennuis de finances, en cette fin de septembre de l’an passé, un peu plus qu’à
son ordinaire. Et justement comme le prince Édouard équipait ses troupes, le
roi Jean, pour sa part, annonçait qu’il avait à surseoir de six mois au
paiement de ses dettes et aux gages de ses officiers.
Souvent, c’est quand un roi est à
cours de monnaie qu’il lance ses gens à la guerre. « Soyez vainqueurs et
vous serez riches ! Faites-vous du butin, gagnez des rançons… » Le
roi Jean préféra se laisser appauvrir davantage en permettant à l’Anglais de
ruiner à loisir le midi du royaume.
Ah ! la chevauchée fut bonne et
facile, pour le prince d’Angleterre ! Il ne lui fallut qu’un mois pour conduire
son armée des rives de la Garonne jusqu’à Narbonne et à sa mer, se plaisant à
faire trembler Toulouse, brûlant Carcassonne, ravageant Béziers. Il laissait
derrière lui un long sillon de terreur, et s’en acquit, à peu de frais, une
grande renommée.
Son art de guerre est simple, que
notre Périgord a éprouvé cette année ; il attaque ce qui n’est point
défendu. Il envoie une avant-garde éclairer la route assez loin, et reconnaître
les villages ou châteaux qui seraient solidement tenus. Ceux-là, il les contourne.
Sur les autres, il lance un gros corps de chevaliers et d’hommes d’armes qui
fondent sur les bourgs dans un fracas de fin du monde, dispersent les
habitants, écrasent contre les murs ceux qui n’ont pas fui assez vite,
embrochent ou assomment tout ce qui s’offre à leurs lances et à leurs
masses ; puis se partagent en épi vers les hameaux, manoirs ou monastères
avoisinants.
Viennent derrière les archers, qui
raflent la subsistance nécessaire à la troupe et vident les maisons avant d’y
bouter le feu ; puis les coutiliers et les goujats qui entassent le butin
dans les chariots et achèvent la besogne d’incendie.
Tout ce monde, buvant jusqu’à plus
soif, avance de trois à cinq lieues par jour ; mais la peur que répand
cette armée la précède de loin.
Le but du Prince Noir ? Je vous
l’ai dit : affaiblir le roi de France. On doit accorder que l’objet fut
atteint.
Les grands bénéficiaires, ce sont
les Bordelais et les gens du vignoble, et l’on conçoit qu’ils se soient coiffés
de leur duc anglais. Ces dernières années, ils n’ont connu qu’un chapelet de
malheurs : la dévastation de la guerre, les vignes malmenées par les
combats, les routes du commerce fort incertaines, la mévente, sur quoi était
venue s’ajouter la grande peste qui avait obligé de raser tout un quartier de
Bordeaux pour assainir la ville. Et
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