Qui ose vaincra
qui on ne la fait pas.
— Des Lefloch j’en connais trois, réplique Mauduit, la bouche pleine, d’un ton indifférent, comme si l’interrogation du vieux avait à ses yeux beaucoup moins d’importance que le succulent pâté.
« Mais, ajoute-t-il, je pense que vous voulez parler de Lucien, le négociant en légumes. Le père de Yannick et de Jeanne. Un beau gars, son Yannick. J’ai appris qu’il avait rejoint l’Angleterre peu de temps après moi. »
Le vieux fermier regarde les parachutistes comme s’il les découvrait. La bouche bée, les yeux vides, absents, il pose avec précaution l’arme à ses pieds. Il vient de renoncer à faire fonctionner son cerveau tortueux. Il découvre l’évidence des faits. Machinalement, il dit d’une voix brisée par l’émotion :
« Mes deux gars, eux aussi, y sont partis là-bas, ça va faire bientôt quatre ans, on n’a jamais eu de nouvelles. »
Il sort de sa poche un gros mouchoir à carreaux qu’il tient des deux mains. Il y enfouit son visage usé, et doucement il pleure.
Muets, inquiets, attentifs, Violland et Créau ont suivi la scène. Créau pousse un long soupir, dégaine son poignard et le plonge dans le pâté de lapin.
Rassasiés, réchauffés, les trois parachutistes reprennent leur marche dans la nuit. Leur mission est de faire sauter la ligne de chemin de fer entre Loudéac et Saint-Brieuc. Ils ont environ vingt-cinq kilomètres à parcourir. Mauduit marche en tête de son petit pas précipité. Il a choisi son itinéraire à travers la campagne, à la boussole et aux points de repère. Chercher sa route le ralentit à peine. Derrière lui ses hommes ne posent aucune question, le suivent aveuglément. Vers 4 heures du matin, le capitaine s’arrête, se laisse rejoindre et annonce gaiement : « La voie doit passer à deux cents mètres, en contrebas, après la lisière du bois. Tout va bien. »
Les rails sont bien là. C’est une longue ligne droite qui déchire la campagne. Il fait beau ; depuis leur départ de la ferme la nuit est claire et sereine. Mauduit ne semble jamais avoir été plus joyeux. Ses petites dents de lapin brillent dans la nuit.
« On va suivre la voie jusqu’à ce que nous trouvions une courbe, annonce-t-il. Ce sera plus efficace. »
Violland a pensé qu’il allait dire : « Ce sera plus rigolo. »
Ils marchent encore trois kilomètres en bordure de la voie avant de trouver une longue courbe. En l’apercevant, le capitaine a pressé le pas.
« Ici, ce sera parfait. Donnez-moi les charges et les crayons détonateurs, je vais les régler.
Il sera trop tard quand le mécanicien s’apercevra du sabotage, que le convoi arrive du nord ou du sud. »
Quelques minutes suffisent pour régler le dispositif, puis les trois hommes s’éloignent en courant.
Mauduit a réglé les charges à cinq minutes ; il s’enfonce dans le bois, les yeux rivés à son chronomètre.
La déflagration déchire la nuit. Mauduit se retourne, son visage s’éclaire, ses yeux malicieux pétillent.
« Ça a marché, constate-t-il, très bien marché. Maintenant il faut rejoindre la base nord. Notre mission est accomplie.
— Pardonnez-moi, mon capitaine, interroge Créau, mais êtes-vous conscient de vos risques ? Vous avez l’air de bien vous amuser.
— Bien sûr, je m’amuse, Créau. Je ne me suis jamais autant amusé de ma vie, pas vous ? »
23
Sur l’ensemble du camp
de Saint-Marcel, jour après jour, l’ambiance de kermesse gueularde s’amplifie. La
fièvre gagne. Un dangereux sentiment de sécurité s’installe. Par contre, au P.C.,
dans la ferme de la Nouette, c’est maintenant l’ordre et la discipline
militaires qui régnent. Le Manchot occupe la chambre des Pondard, le colonel
Morice une chambre attenante. Trois officiers campent : le capitaine
Puech-Samson, les lieutenants Marienne et Déplanté. Bourgoin et Morice
supervisent les coups de commandos, l’action des groupes qui partent chaque
nuit, regagnent le camp à l’aube, leur mission accomplie. Ils ont également à
surveiller les transmissions, tenir Londres au courant de l’évolution de la
situation.
Chaque matin, entre 7 et
9 heures, les cinq officiers font le point dans la salle de séjour de la ferme,
reçoivent les rapports des opérations et des parachutages de la nuit.
En plus de la ferme où
est installé le P.C., trois bâtisses sont occupées sur la périphérie choisie
comme lieu de rassemblement.
Au nord du bourg,
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