Raimond le Cathare
femmes. Nous les chantons et nous
les écoutons.
Certaines controverses ont cependant
tourné clairement à l’avantage de Dominique. On parle beaucoup de la
« controverse miraculeuse » qui s’est déroulée ici même à Fanjeaux il
y a quelques mois, sous les yeux de nombreux témoins. Au troisième jour de la
controverse, Dominique remit à ses contradicteurs, conduits par Guilhabert de
Castres, un argumentaire épais, les mettant au défi de le réfuter. Les Bons
Hommes en prirent connaissance. Après s’être concertés à voix basse, ils en
appelèrent à l’ordalie du feu. Le « jugement de Dieu ».
Ils jetèrent donc le manuscrit dans
la cheminée. S’il brûlait, c’est que Dieu le récusait. Mais l’argumentaire,
comme s’il était animé d’une vie propre, jaillit hors des flammes pour retomber
aux pieds des hérétiques. Ils le saisirent pour le lancer encore une fois au
milieu des braises. Le livre bondit de nouveau. Il était intact. Pour bien s’en
assurer, ils le renvoient dans les flammes, d’où il s’élève aussitôt pour venir
se plaquer contre une poutre du plafond, qui porte toujours la marque calcinée
du manuscrit de Dominique. Je ne témoigne pas de ce que je n’ai point vu, mais
je ne refuse pas d’y croire.
Toutefois le vrai miracle, à mes
yeux, c’est que Dominique ait survécu, qu’il n’ait pas été victime de la haine
soulevée par son Église, qu’il puisse parcourir, seul, des contrées reculées
sans tomber sous les coups des routiers qui tuent un homme pour lui voler un
pain. Sa vulnérabilité et sa pauvreté ont forgé autour de lui une armure
invisible.
Les cavaliers que j’ai envoyés à
Fanjeaux s’enquérir de Dominique de Guzman reviennent sans l’avoir trouvé. Le
prédicateur est sur les routes, loin d’ici, et personne n’a pu les renseigner.
Méfiante, la supérieure du petit monastère de nonnes fondé par le moine
castillan a donné sèchement à Hugues d’Alfaro quelques indications évasives.
Je ne le rencontrerai donc pas.
C’est dommage car nous avons, pour des raisons différentes, la même volonté
d’éviter la guerre. Il veut prêcher en paix, comme je veux gouverner en paix.
Pourrions-nous entreprendre quelque chose ensemble ? Je crois, hélas, que
l’heure est passée. Il n’y aura plus de controverse. Le temps du verbe va faire
place au temps des armes.
Tolosa
Toulouse, février 1208
Le rouge vif des immenses remparts
de brique surprend le voyageur lorsqu’il découvre Toulouse. La muraille est
percée de portes monumentales flanquées de tours fortifiées. Le soleil déclinant
donne à l’enceinte de la cité des teintes étonnantes. Une couleur d’orange
mûre, là où frappent encore les rayons, puis un mauve profond qui s’étend avec
la pénombre.
Planté comme une sentinelle devant
la porte du Sud depuis l’époque romaine, le vieux château Narbonnais dresse sa
silhouette massive. C’est dans cette forteresse austère que je suis né. J’ai
grandi à l’ombre des murs de brique de ce bastion édifié à l’extérieur de la
ville, à quelques pas du rempart. Chaque angle du bâtiment est formé d’une grosse
tour. Dans la tour des Sacs, on entrepose les armes, les marchandises, les
provisions de bouche et le vin. La tour de la Géhenne sert de prison. Dans la
tour Gaillarde loge la garnison. La tour du Midi abrite ma vie familiale. Les
courtines encadrent une vaste cour centrale. Dans les angles épargnés par le
piétinement des chevaux, pousse une végétation disparate. Un bouquet de roseaux
dont les tiges montent jusqu’au premier étage plonge ses racines dans une terre
gorgée de l’eau de la Garonne toute proche. À l’autre extrémité se dressent
trois cyprès droits comme des chandelles. Ici et là poussent un laurier, des
jasmins, un olivier.
Au milieu de la cour s’élève
Interminable tronc d’un mince palmier surmonté d’un petit bouquet vert.
Rapporté d’Orient et planté ici il y a plus d’un siècle, il donne au château
Narbonnais un air de caravansérail.
— Ramonet !
Mon fils vient d’avoir dix ans. Il
accourt les bras ouverts.
— Eléonore !
Je retrouve mon épouse avec bonheur.
Ils se serrent contre moi.
Je prends congé de mes compagnons de
route pour emprunter le vieil escalier à vis conduisant à la grande salle, au
premier étage de la tour du Midi. Là, je peux goûter le calme et les joies de
l’intimité familiale. La salle est
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