Raimond le Cathare
barrée d’une longue table de bois bordée de
deux bancs. À chaque extrémité, une chaise haute marque la place d’Éléonore et
la mienne. Pour vaincre le froid du voyage, la servante me verse un grand bol
brûlant de bouillon de viande. Les flammes de la cheminée et dix grosses
chandelles éclairent la pièce.
Mes enfants naturels Bertrand et
Guillemette viennent partager avec leur demi-frère, le petit Raimond, le repas
des retrouvailles. Bertrand aura bientôt trente ans. S’il était issu d’une
union légitime, il serait mon héritier. Mais, comme sa sœur Guillemette, née
quelques années après lui, il est l’enfant de mes rencontres secrètes sur la
Garonne.
Je les ai conçus, lui et
Guillemette, au fond d’une barque, dans les bras d’une brune aussi belle que
joyeuse dont les éclats de rire et les audaces me distrayaient de la tristesse
austère de mon épouse de l’époque. Pendant que Béatrix se morfondait au château
Narbonnais, je partais pour de longues parties de pêche sur le fleuve. Glissant
doucement le long des roseaux, je guidais ma barque vers l’une des innombrables
petites îles qui forment un archipel en amont de Toulouse.
C’est là que nous nous retrouvions,
seuls, sous le soleil dont les rayons chauffaient mon dos et donnaient au
visage de l’aimée le teint d’une jeune sarrasine. Quelques hérons cendrés étaient
les uniques témoins de notre étreinte. Au crépuscule, nous nous quittions avec
mélancolie, impatients déjà des lendemains.
Après avoir déposé mon amante sur la
rive sablonneuse, je laissais dériver ma barque dans le courant pour rejoindre
mes compagnons. Habiles pêcheurs, ils sortaient toujours quelques saumons de
leur sac. Je choisissais les deux plus beaux pour les rapporter triomphalement
à Béatrix sans que le moindre sourire vienne éclairer son visage sévère.
De leur mère, Guillemette et Bertrand
tiennent leur chevelure noire et bouclée et cet appétit de vivre joyeusement
chaque instant Leur présence incarne à mes côtés le souvenir des heures
délicieuses vécues sur l’île de la Garonne, au creux des roseaux, dévorant la
bouche de cette femme aujourd’hui disparue dont je n’oublierai sans doute
jamais l’ardente douceur. Mais aujourd’hui Éléonore sait me donner du bonheur.
Comme chaque hiver, elle a fait
tendre des étoffes épaisses et colorées le long des murs de brique au pied
desquels s’alignent plusieurs coffres de bois finement sculpté, défendus par
des fers et des serrures ouvragés. Ils contiennent mes outils de travail :
les sceaux, les chartes, les chroniques portant témoignage de la vie et des
actes de mes ancêtres, les Écritures sacrées, les cartes géographiques, les
correspondances, les traités, les comptes, les titres de propriété, les actes
de vente. Ces documents précieux fondent mes droits ou fixent mes obligations.
Lorsque je travaille avec mes
conseillers, mes comptables ou mes chroniqueurs, nous recouvrons la table de
parchemins, de manuscrits, de plans et de cartes. La mémoire de ma famille
remonte alors à la surface du temps.
Au coucher du soleil, après avoir
reçu les visiteurs, lu mes correspondances et dicté mes instructions, je monte
prendre l’air sur le chemin de ronde du château Narbonnais. Les guetteurs me
saluent, nous échangeons quelques mots, puis ils s’écartent pour me laisser
jouir d’un instant de solitude. Depuis l’angle de la tour Gaillarde, le regard
embrasse toute la ville. Les remparts de la Cité autour du clocher de la
cathédrale Saint-Étienne et ceux du Bourg autour de la basilique Saint-Sernin
dessinent la forme d’un cœur qui serait irrigué par l’artère de la Garonne
traversant Toulouse. De l’autre côté du fleuve, s’étend le faubourg de
Saint-Cyprien.
Je ressens au plus profond de moi un
grand amour pour cette ville dont le nom chante aussi doucement que celui d’une
femme chérie. En le prononçant, les lèvres doivent s’arrondir et s’avancer
comme pour donner un baiser. Sa beauté plus que millénaire défie le temps,
offrant fièrement à la caresse des doigts ou des yeux sa belle chair de brique
dont les teintes varient au gré des saisons ou des heures du jour. Rose et pâle
comme la peau d’une fraîche pucelle sous les premiers rayons du matin, elle
s’empourpre les soirs d’été, gorgée de soleil et chaude comme une amante
épanouie.
Animée d’une joie de vivre qui finit
par égayer les plus tristes,
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