Raimond le Cathare
se
gouverne librement par ses consuls élus. Ils forment le capitulium, le
chapitre. Et ceux qui le composent se font appeler capitouls ou capitoliers.
C’est au milieu du siècle dernier,
il y a une soixantaine d’années, que cette réforme s’est opérée chez nous comme
à Béziers, Montpellier, Nîmes ou Narbonne. Dans toutes les villes de notre
pays, les seigneurs suzerains ont concédé leurs prérogatives. La perception des
taxes, l’organisation des marchés, les heures d’ouverture et de fermeture des
portes de la Cité et du Bourg, les mesures d’ordre public, les règles de
salubrité, les décisions de justice : tout a été progressivement remis
entre les mains des représentants des citoyens. Ce glissement du pouvoir s’est
opéré en quelques années, garanti par des chartes successives portant les
sceaux de mon grand-père Alphonse Jourdain et de mon père, Raimond V.
Les féodaux du Nord considèrent ces
libertés communales comme le signe d’une décadence. Je préfère y voir la
résurgence du demos grec de la cité antique : le peuple qui se
gouverne lui-même.
Cette politique nous a été
bénéfique. Elle a permis d’administrer la ville alors que mes ancêtres
guerroyaient en Terre sainte ou chevauchaient en Provence. Elle a assuré la
prospérité de Toulouse, judicieusement gérée par des marchands avisés. Enfin,
elle a scellé une alliance indéfectible entre le peuple de Toulouse et le
comte, garant des libertés de la Cité et du Bourg. Les Toulousains seront
toujours du côté de leur comte, dès lors que le comte est lui-même du côté de leurs
libertés.
J’ai rejoint les vingt-quatre
capitouls réunis dans l’ancienne tour Charlemagne du rempart romain. Au nom des
libertés toulousaines, ils refusent de livrer les hérétiques dénoncés par
l’évêque Foulques, comme l’avaient fait les consuls de Béziers, au mois de
juillet, avant la nuit rouge de l’incendie. Aptes avoir approuvé leur décision,
je leur conseille de la formuler habilement pour ne pas s’exposer inutilement à
la vindicte pontificale. Le capitoul Pons Astre propose une justification.
— Répondons qu’on ne peut pas
leur livrer les Bons Hommes puisque nous les avons tous brûlés.
Tous ceux qui s’entassent dans la
salle ronde de la tour pour assister aux débats éclatent de rire. Près de la
moitié d’entre eux sont des Croyants, certains comptent des Bons Hommes dans
leur propre famille. L’un des élus se fait même appeler Bernard Bonhomme. Il ne
se nourrit que de légumes et de fruits, ne boit que de l’eau et ne courtise
jamais une femme. Avec le nom qu’il porte et la façon dont il vit, il serait difficile
de prétendre qu’il n’a aucun lien avec l’Hérésie. L’œil malicieux, il se lève,
entièrement vêtu de noir :
— Ajoutons qu’il n’y en a aucun
à Toulouse puisque nous brûlons tous ceux que nous trouvons.
Un nouvel éclat de rire secoue
l’assemblée, qui se réjouit à l’avance de la fureur du légat et de l’évêque à
la lecture de la lettre les moquant ouvertement.
Le résultat ne se fait pas
attendre : Arnaud Amaury prononce aussitôt contre moi une nouvelle
excommunication. Il y ajoute celle des capitouls. La ville, frappée d’interdit,
est à nouveau privée de sacrements comme avant ma pénitence de Saint-Gilles en
juin dernier. Tout ce que j’ai enduré depuis des mois aura donc été vain. La
flagellation publique et ma participation à la croisade auront été inutiles.
L’acharnement de Foulques et d’Amaury forme autour de moi un labyrinthe dont je
ne parviens pas à sortir. Lorsque je crois trouver l’issue, c’est pour me
retrouver au point de départ. Tout est à refaire.
Voilà pourquoi nous avons décidé de
partir pour Rome, où j’envoie Raimond de Rabastens préparer ma visite.
C’est le seul homme d’Église en qui
j’aie confiance. Il m’est fidèle. Et je connais assez son travers pour m’en
préserver : Raimond de Rabastens ne vit que pour l’argent. Il faut se
garder d’être son débiteur ou son créancier. Il harcèle les uns pour exiger ses
intérêts et fuit les autres pour échapper à ses dettes. C’est en soudoyant
qu’il a réussi à devenir évêque de Toulouse. Il s’est largement remboursé,
réussissant en quelques années à assécher les caisses du diocèse. Détournant
les recettes des congrégations, vendant les indulgences, prêtant à des taux
d’usurier, il ignore tout
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