Raimond le Cathare
survint en Bosnie un événement qui fit
trembler l’Église sur ses bases. En pleine terre chrétienne, de l’autre côté de
la mer Adriatique, le prince bosniaque Kouline se convertit publiquement, avec
toute sa famille et plusieurs milliers de chevaliers, à l’Hérésie, qu’ils
appellent là-bas bogomilisme.
Son hérétication était avant tout un
acte politique. Elle lui permettait de proclamer son affranchissement, aussi
bien vis-à-vis de la Hongrie catholique romaine que de l’empire byzantin. Mais
pour Innocent III, qui se sentait au moins autant chef du temporel que
pasteur du spirituel, c’était intolérable. Pour la première fois, un prince
embrassait spectaculairement l’Hérésie. Elle se propageait jusque-là de façon
souterraine. Les seigneurs qui s’y intéressaient, comme dans nos régions, ne
rompaient jamais publiquement avec l’Église et le pape.
Contre ce défi lancé au pouvoir de
Rome, Innocent III ordonna au roi de Hongrie d’organiser une croisade.
Kouline opposa une résistance acharnée dans les montagnes de Bosnie.
Le feu se propageait dans la maison
des successeurs de saint Pierre. Ce que le pape ne pouvait accepter sur les
territoires bosniaques aux limites du monde latin, il pouvait encore moins le
tolérer chez nous, au beau milieu des terres d’Occident, dont les princes et
les rois sont des catholiques romains avérés. Or Arnaud Amaury et les autres
légats, appuyés par quelques amis bien placés auprès du souverain pontife, ne
cessent de lui répéter que « Raimond le Cathare » est un nouveau Kouline.
Je ne connais pas ce prince bosniaque. C’est involontairement qu’il m’a fait
tant de mal. Je n’ai donc pas de rancune, mais je pense souvent à cet homme
inconnu dont les éclats politiques et religieux me coûtent si cher. Tels sont
les caprices du destin, ou les détours de la providence.
Dès mon arrivée à Rome, Raimond de
Rabastens m’informe des courriers qu’Arnaud Amaury et la légation ont fait
parvenir à Innocent III. Affolés à l’idée que je puisse convaincre le
Saint-Père de ma bonne foi, ils l’ont mis en garde : « Je supplie
très humblement Votre Sainteté, dans le cas où le comte se rendrai auprès
d’Elle, de ne pas se laisser surprendre par ses paroles artificieuses, mais
d’appesantir sur lui le joug de l’Église, comme il le mérite. Nous avons excommunié
le comte de Toulouse et nous avons jeté l’interdit sur ses terres parce qu’il
n’a pas chassé de ses États les hérétiques leurs fauteurs, il qu’il ne les a
pas abandonnés à la discrétion des Croisés. Nous avons cru devoir vous faire
connaître la vérité, afin que, s’il obtient audience de Votre Sainteté, il
trouve en vous la fermeté du successeur de saint Pierre . »
Raimond de Rabastens me rassure
aussitôt. Par ses amis de la Curie romaine qui lui ont donné copie de la lettre
des légats, il sait qu’Innocent III est bien disposé à mon égard.
Il dit vrai ; le pape
m’accueille sans hostilité. Malgré tout ce qui lui a été raconté contre moi, il
ne confond pas mon cas avec celui de Kouline.
Après avoir présenté son anneau à
mes lèvres, il m’invite à venir prier avec lui devant le linge de la sainte
Face avec lequel Véronique a essuyé le visage du Christ. Tout en me recueillant
auprès du Saint-Père, je songe avec malice à la fureur qu’Arnaud Amaury et
Foulques éprouveraient en nous voyant ainsi côte à côte.
L’oraison terminée,
Innocent III m’offre de superbes présents : un cheval de race, un
manteau somptueux et un bijou de prix.
Raimond de Rabastens et les
capitouls qui assistent à l’audience en restent bouche bée. À mon tour, je fais
hommage au Saint-Père d’une précieuse croix d’or incrustée de pierres ayant
appartenu à mon arrière-grand-père Raimond de Saint-Gilles, l’un des chefs de
la Première Croisade en Terre sainte, où il est mort au combat : c’est une
façon de lui rappeler tout ce que ma famille a accompli pour le service de
l’Église.
Après quoi Innocent III nous
appelle à faire notre devoir en luttant fermement contre l’hérésie, et en
vouant à l’Église une obéissance filiale. Mais il se montre compréhensif devant
nos plaintes contre l’intransigeance des légats et il lève l’interdit qui pèse
sur Toulouse depuis trois mois. Les cloches de Saint-Étienne, de Saint-Sernin
et de toutes les églises de la Cité et du Bourg, tristement
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