Remède pour un charlatan
du tisserand, dit Raquel avec un brin de fatuité. Il était plongé dans un sommeil très profond, si profond qu’il pouvait à peine respirer.
— Raquel, lui rappela son père, ne te vante pas d’une réussite tant qu’elle n’est pas certaine. Quand on nous dira que ce jeune homme peut courir ou danser, nous nous réjouirons. Tu as agi comme il fallait, mais sa vie est à présent entre les mains du Seigneur.
— Oui, papa, concéda-t-elle.
— C’est pour ton instruction que tu aurais dû te trouver là, Yusuf, gronda Isaac. Tu aurais pu m’être utile, mais je voulais surtout que tu observes ce que l’on peut faire dans un cas semblable.
— Tu empestes, Raquel, dit Judith. Ta robe est toute souillée. Et aussi votre tunique, Isaac. Vous devez vous changer tous les deux.
— Il a vomi sur moi, expliqua Raquel. Ce n’est pas ma faute.
— Je n’ai pas dit cela ! Change-toi !
— Attendez, les pria Isaac, attendez !
On eût dit que la mesquinerie du tisserand les avait tous infectés et obscurcissait la cour d’une nuée sombre.
— J’ai été injuste. Raquel a fort bien travaillé et sauvé la vie d’un jeune homme très doux et très aimable. C’est pour la plus noble des causes que sa robe a été souillée. Et si tu avais été là, Yusuf, tu aurais beaucoup appris en plus de m’être utile. Mais dis-moi, à quoi as-tu passé ta matinée ?
— J’ai rencontré un ami.
— Vraiment ? s’étonna Isaac. Un vieil ami ?
— Non… un nouvel ami. Il est de Valence et il parle ma langue. Il était au marché à acheter de l’encens et des herbes médicinales pour son maître. Il s’appelle Hasan.
— C’est un esclave ?
— Oui, dit Yusuf, mal à l’aise. Des trafiquants l’ont volé à sa famille et l’ont amené à Barcelone.
— Yusuf, il n’est pas convenable que tu fréquentes des esclaves, et ce genre…
— Judith, ma mie, allons ! dit Isaac. Nous vivons une époque fort troublée, et nombre d’innocentes créatures issues de familles honnêtes et respectables ont été volées et réduites à l’esclavage.
— Son maître est un lettré, poursuivit Yusuf. De Montpellier. Il peut invoquer les esprits, m’a-t-il dit. Du moins c’est ce que son maître raconte aux gens. Hasan n’en a jamais vu un seul.
— Pauvre enfant ! soupira Raquel. Quel triste destin !
— Il ne paraissait pas malheureux, reprit Yusuf. Mais c’est parce qu’il économise pour acheter sa liberté. Il est persuadé de pouvoir retrouver sa famille.
Il hésita un instant.
— Je crois qu’il ne se rend pas compte à quel point c’est difficile.
— Où est le jeune maître Salomó ? demanda Isaac. Tu ne devais pas prendre une leçon ?
— Il s’est excusé de ne pas venir aujourd’hui, intervint Judith. Il ne se sent pas très bien.
— Dans ce cas, Yusuf va pouvoir me faire la lecture sur l’usage des plantes médicinales jusqu’à l’heure du repas, dit Isaac. Après dîner, j’aimerais que tu te rendes dans la maison du tisserand pour voir comment va le jeune Marc. Je t’indiquerai quels signes guetter.
— Oui, seigneur, répondit Yusuf, conscient de cette lourde responsabilité. Maîtresse Raquel ne viendra pas avec moi ? ajouta-t-il avec appréhension.
— Il n’est pas convenable que Raquel visite une maison où vivent quatre hommes et une servante avec toi comme seul chaperon, dit Isaac. Vous n’êtes pas d’accord, ma mie ?
— Quatre hommes ? s’écria Judith. Qui vivent seuls ? Et quel âge a la servante ?
— Elle a l’air d’avoir douze ans, maman, dit Raquel, mais elle en a peut-être treize.
— Tu ne mettras pas les pieds dans cette maison si ton père n’est pas à tes côtés.
Sur ce, Judith alla préparer le dîner.
— Et change de robe ! lui cria-t-elle du haut de l’escalier.
CHAPITRE V
Le jeudi matin, Isaac descendit la large rue pavée qui partait du portail de sa demeure, insensible au soleil, au brouhaha grandissant ou même à la présence de Raquel et de Yusuf à ses côtés. Il se concentrait sur les problèmes d’une jeune mère dont le plaisir qu’elle prenait à son enfant s’était brusquement changé en faiblesse et en léthargie. Elle n’était ni fiévreuse ni mélancolique, et elle n’avait pas non plus abusé de ses forces. Mais, la veille au soir, elle avait saisi la manche de sa tunique. « C’est comme s’il y avait une voix dans ma tête qui me dit que mon bébé
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