Requiem pour Yves Saint Laurent
« On ne partait pas en vacances, je n’avais que Vogue . »
Nés respectivement à Casablanca et à Tunis, Alber Elbaz (directeur artistique du prêt-à-porter Lanvin) et Azzedine Alaïa avaient été élevés dans des familles modestes. Ils étaient les derniers à considérer un repas comme une fête. Leur butin mouvant, c’était l’Afrique du Nord. C’était la Méditerranée. C’étaient ces rires, qui tintaient comme des
cloches d’or dans nos têtes encombrées de spams et de codes. Ils semblaient dire : « Vous avez inventé l’horloge, nous avons inventé le temps. » Au milieu du tumulte, c’était une protection, une prière, l’arme suprême avec laquelle ils se défendaient de tout, de tous les affronts faits à leur métier. La mode était bien plus qu’une boîte à thèmes saisonniers. Quand il repartait de chez lui, avec tous ses croquis, Alber Elbaz disait qu’il n’y avait plus de place dans le taxi, car il y avait trop de femmes. Dans certains noirs, Alber Elbaz voyait du rouge. Dans d’autres, du blanc. Alber Elbaz dessinait, Azzedine Alaïa coupait. Ils étaient à leur manière restés des conteurs, le monde pouvait s’éteindre, ils savaient que leur royaume n’avait pas de limite, pas de frontière. En exilés, ils habitaient le pays des sensations. C’était une feuille et un crayon à papier bien taillé pour l’un, des ciseaux pour l’autre. En cabine, derrière le rideau, les anonymes redevenaient des souveraines. Dans l’intimité des présentations sans photographe, Alber Elbaz et Azzedine Alaïa offraient, chacun à leur manière, une conversation unique
entre le corps, l’étoffe, la naissance d’une épaule, l’aplomb d’une veste, le sens d’un drapé, un fondu enchaîné de robes apparues dans un mouvement pur, une pièce de tissu sans trace d’aiguilles ni de pinces. Leur luxe, c’était leur métier qu’ils accomplissaient avec passion, loin des fêtes et du bruit, comme s’ils avaient toujours l’éternité devant eux.
De Londres à Séoul, jamais le monde n’avait compté autant d’aspirants couturiers. Il fallait réussir vite. Avoir la photo d’un people portant sa robe dans un magazine… La compétition était féroce. Les aînés avaient perdu du temps. On pouvait parler de génération sacrifiée. Quel est, d’Isaac Mizrahi à Marc Audibet, le styliste qui ne pensa pas, entre 1985 et 2002, « Yves Saint Laurent m’a tué » ?
Oui, il les avait anéantis. Il avait tout pris. Tout brûlé.
Il avait confisqué le soleil de l’Orient, il avait volé aux oiseaux tant redoutés leur plumage bleu-vert, il avait parcouru des palais aux péristyles dallés de marbre, il vivait en apnée,
au fond des océans, dans l’antre de la lune dont il découpait des pans topaze. Il avait raflé le butin du monde, sur ses ailes bourdonnantes de chimères, il avait enroulé les sarongs et les abayas, il avait pris toutes les épices, l’ambre, les rubis et les émeraudes, les pantalons du jeune Lord Fauntleroy et les chemises lacées d’Errol Flynn dans Captain Blood , il avait décroché tous les ciels, bu tout l’or du soleil. Sous l’emprise de Marcel Proust, attentif à bâtir un livre à coups d’épingles, « comme une robe », Yves Saint Laurent avait créé ses collections, comme autant de chapitres d’un livre, dont le cœur de vrai-faux rubis, présent en haute couture sur ses modèles préférés depuis 1976, fut le plus éclatant marque-page.
Etait-ce le sort qu’il leur avait jeté ? Etait-ce tout simplement l’envie d’en finir avec une histoire dont ils seraient pourtant, jusqu’à la fin, les serviteurs ? Les créateurs de mode se savaient mortels.
Au mal de vivre d’Yves Saint Laurent, ils opposaient une existence à crédit et sur ordonnance. Ainsi, au vingt et unième siècle, le type de jeune homme qu’ il aurait pu être, corrigeait
sa timidité avec un electrifying coach trois fois par semaine, optimisait son potentiel créatif en s’astreignant à des séances régulières de power yoga. Il aimait les huiles essentielles et les fleurs de Bach, préférait le soja aux produits laitiers et affermissait ses muscles dans tous les plus beaux spas du monde. En aucun cas, il n’aurait pu devenir Yves Saint Laurent : de toute façon, ses médecins le lui auraient formellement déconseillé.
Les folles qui avaient fait leurs armes à Paris, dans la dévotion de Marlène Dietrich, ne pratiquaient plus le
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