Requiem pour Yves Saint Laurent
comme si, du pénitencier, il plongeait dans « la couleur de toutes les couleurs du monde » avant de chavirer, se laisser reconduire par des hommes en costume noir ou en blouse blanche. Séjours en hôpital psychiatrique. Electrochocs. Sommeil enchaîné de la désintoxication. Camisole. Vertiges. Piqûres. Résurrection. Chutes. Corps tuméfié. Cabossé par tout. Enfermé à l’extérieur de lui-même. Libre à l’intérieur.
Remercié par Dior en 1960, le petit prince au trapèze volant était remonté sur le trône en janvier 1962, date de sa première collection maison. Cette première absence fut le tremplin d’une nouvelle histoire à travers laquelle « l’enfant aux nerfs d’acier » décrit par Mishima devint un mythe, premier couturier vivant à exposer ses œuvres, au Metropolitan Museum de New York. En 1983, il n’était plus déjà depuis longtemps ce jeune homme qui dansait sur les tables. Il restait prodigieusement fort. Physiquement. Moralement. Il se disait « riche » de tout ce qu’il avait « vécu ».
Anna de Noailles écrivait vouloir atteindre la postérité en « souriant ». Lui, je ne pouvais
l’imaginer autrement que s’ennuyant avec les immortels, les caricaturant sous les traits de vieux princes obsédés par les honneurs, avec pour maîtresses des Vilaine Lulu botoxées , siliconées et hargneuses qui leur réclameraient chaque jour un sac Kelly, une Daytona or rose full sertie, une culinary adventure proposée par un site de voyages gastronomiques découvert sur leur iPhone allumé jour et nuit. Elles iraient séduire le trésorier de l’association caritative dont elles s’étaient fait nommer membres du board , elles le quitteraient, elles reviendraient, à la une des journaux, libérées sous caution, mais menacées de correctionnelle, pour l’humilier davantage.
Avec leurs implants capillaires, et leurs souvenirs d’anciennes combattantes du sexe, les folles s’oxydaient dans un bain de médisances. Antiquaires, paysagistes ou décorateurs parfumés d’Opium, les hommes qui dînaient régulièrement entre eux dans des bistrots chic de la rive gauche ressemblaient à des vieilles orphelines. Leur luxe ultime, c’était de détourner un hétéro. Au vestiaire, leur duffle-coat YSL rouge magenta semblait contenir toute la
misère d’un jour férié. Dans leurs allusions aigres, on devinait la solitude d’une existence réduite aux caprices d’un chien – souvent un Jack Russel –, ou du jeune ami qui les avait obligés à se teindre les dents en blanc lavabo.
« Je ne savais pas qu’il y avait urgence », me dit un jour l’un de ses proches. Dans sa chambre transformée en salle d’hôpital, les feuilles de papier Canson A3 et les crayons gisaient sur son bureau. Huit infirmiers se succédaient à son chevet, dont deux en permanence.
Yves Saint Laurent le titan avait choisi d’effacer son nom de l’affiche, entre deux époques, entre deux rives, l’une artificiellement dorée, l’autre, vaincue par les faillites, le doute, la peur du lendemain. La question planait depuis des décennies. La réponse tomba cette nuit-là, un dimanche soir, un appel téléphonique, une voix lointaine et familière, presque soulagée de révéler la sanction finale, la délivrance, après tous ces mois de secret, d’attente. En mai 2008, lors de la mort de Pascal Sevran, l’inventeur de « la chance aux
chansons », LCI avait par erreur lancé la nécro d’Yves Saint Laurent.
Nous étions le 1 er juin 2008. « Monsieur Saint Laurent est mort. »
Je me souviens d’une enveloppe blanche calligraphiée à l’encre noire, de ce carton gravé : « Laissez-passer pour assister aux obsèques de Monsieur Yves Saint Laurent, église Saint-Roch, 296, rue Saint-Honoré, Paris I er , le jeudi 5 juin à 15 h 30. » La maison l’avait annoncé vendredi à 11 heures, la presse anglaise fut la première à signaler que si la date avait été avancée, c’était en raison du calendrier de Nicolas Sarkozy. Je me souviens de la rue Léonce-Reynaud, comme en suspension, une branche de crucifix entre l’avenue Marceau et la rue Galliera, une antenne de ce petit Beyrouth parisien, où les orthodoxes et les ex-miliciens en blouson de cuir se frôlent autour d’un chawarma de poulet à l’ail. A l’entrée, il y avait des hommes en costume noir, Didier, son chauffeur, qui avait même une carte de visite, « Chauffeur de Monsieur Saint
Weitere Kostenlose Bücher