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Requiem pour Yves Saint Laurent

Requiem pour Yves Saint Laurent

Titel: Requiem pour Yves Saint Laurent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Benaïm
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rédactrices en chef, la date de leur anniversaire et celle de leur chien, sans oublier leur taille de soutien-gorge.

    La maison de couture Yves Saint Laurent avait employé des gens, parfois à vie. On y avait parfois confondu fidélité et immobilisme. La structure paternaliste aidant, on y avait quasiment toujours ignoré les CDD. La maison s’était agrandie, puis elle avait rétréci, aristocratiquement à contre-courant des modes et d’un marché du travail en proie à la précarité. En dehors du sanctuaire, bien des idéaux s’étaient brisés. Je repense à Corinne A., à son accent méridional trop vite estompé par la désillusion parisienne. Elle n’avait pas vingt-cinq ans, mais semblait en avoir passé autant à regarder l’heure. Arrivée à Paris après son bac, elle avait fait le deuil très jeune de tout ce qui lui rappelait son Midi natal et ses rêves étoilés de ville couture. Tirés en arrière comme ceux d’une danseuse, ses cheveux
blonds auréolaient un teint de porcelaine, que prolongeait une silhouette de biche. Même en jean, on avait l’impression qu’elle portait un justaucorps. Ses pulls serrés moulaient deux petits seins hauts et fermes. C’était un peu la Diane de Poitiers du 9.4, une sorte de reine blanche dont le port de tête altier tranchait avec ses expressions : « Il vient sur Paris. » « Pouvez-vous la rappeler ? Elle est en pause déjeuner. » Elle avait vite abandonné ses jeans neige et adopté, par sécurité, un sac Vanessa Bruno. Dans le bus 166 qui la menait de Gennevilliers à la station de métro Porte de Clignancourt, où elle s’engouffrait chaque matin, la lumière s’était comme voilée, assombrie par les déceptions sentimentales et les ratages professionnels. Assistante retail chez Baby Dior, puis attachée de presse junior dans un bureau de presse où toutes les filles avaient une particule et des serre-tête, elle avait multiplié des expériences sans ambition : relevé journalier des chiffres d’affaires de la veille pour envoi de statistiques produits aux ateliers, réassort, gestion des livraisons produits, organisation du stock, ouverture et fermeture de
caisse, mise en place de stratégies de vente avec les responsables rayons (8 Jours or, soldes…). Là, le quotidien ressemblait à une robe déchirée, de celles que les rédactrices de mode vous rendaient dans un sac-poubelle, après un shooting dans une île lointaine, où le photographe avait cru bon immerger le mannequin dans l’océan Indien parce que la new face avait des hanches trop larges. La robe, un proto de la collection cruise , était revenue brûlée par le sel. Le client avait exigé que le bureau de presse la lui rembourse. Corinne avait immédiatement été remerciée.
    Paris, qui étincelait dans ses yeux d’enfant, n’était désormais qu’une ville de plus dans la vraie vie, avec ses zones de métro et ses Daily Monop trop chers, ses SDF en tentes Quechua et ses taxis rouspétant après les Vélib , une cité de moins sur la carte de ses rêves. Paris. Elle l’avait imaginée debout, radieuse, elle la vivait chaque jour, horizontale, juste éclairée par les rêves que projetaient sur la capitale ses copains d’enfance. « T’as pas une place pour le défilé Saint Laurent ? » Ils parlaient de Stefano , de  John , de Karl , ou encore de Stefano et de Domenico , comme si les deux fondateurs de la marque Dolce & Gabbana étaient des amis intimes. Ils savaient tout d’eux, connaissaient leur maison sans jamais y être allés, embarquaient virtuellement avec les stars sur leur yacht. La promiscuité médiatique avait ainsi propulsé toute une génération au cœur d’un système où la culture des marques était devenu un modèle d’identification et de faire-valoir.
    Nombre de marques de luxe s’étaient ralliées aux préceptes du mass market . Il fallait décloisonner l’offre produit , ouvrir la marque aux femmes qui voulaient trouver des « robes sympas pour aller au boulot ». Comme dans le foot, l’heure était aux transferts. Des millions de dollars pesaient sur les épaules de stylistes, de plus en plus insecure. Tout pouvait basculer. La haute couture avait habitué les novices à ses bizutages : classer les aiguilles par taille, les nettoyer dans le talc, laver la pattemouille à l’odeur forte de laine imbibée. Mais ces humiliations faisaient partie d’un rituel. Désormais, tout semblait possible. Mécontent des vitrines,

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