Requiem pour Yves Saint Laurent
n’avaient qu’une obsession : être de leur temps. Les voitures de maître évoquaient de vieux carrosses noirs égarés dans une cité Playmobil, où les déjeuners d’affaires commençaient par des mousses de crustacés en verrine et se finissaient avec des mini-financiers pas plus gros qu’un pouce. Les
vieux n’avaient plus d’âge. On ne savait plus qui était mort, qui était vivant, qui était en voyage ou définitivement ailleurs. Dans la mode, il y avait un peu de tout. Ceux qui étaient là mais qui avaient disparu de la scène comme André Courrèges, Kenzo, ou Claude Montana. Ceux qui ne créaient plus sous leur nom, comme Jil Sander. Restaient ceux qui n’étaient plus de ce monde, mais dont on ne finissait pas d’honorer artificiellement le nom. La maison avait enfin trouvé un repreneur. Ah bon, il est mort ? On racontait qu’une rédactrice en chef était repartie, furieuse du vernissage de l’exposition Warhol : l’artiste ne s’était pas présenté. On reconnaissait certaines personnes à leur voix. Mais le plus souvent, elles n’avaient rien à dire. Un gossip , et elles renaissaient.
Tout gonflait de manière inquiétante, les sacs, presque obèses. Les notes de frais. Les sourires. Les seins. Tout brillait, sauf les yeux. La mode n’offrait pour rébellion que le spectacle de sa propre agonie, cette attirance un peu « gore » pour la mort qui a toujours donné aux gens les plus bêtes un air d’intelligence. A
Paris, New York, Milan, un activisme anorexique sévissait dans les premiers rangs. « Il faut que je m’assèche encore », me dit X, une rédactrice consultante croisée dans les vestiaires du Ritz Health Club. Nous étions en hiver. Elle portait des sandales à plate-forme et une minijupe Balenciaga cisaillant ses cuisses maigres et nues. Les collants, c’était pour les pauvres. Elle ne prenait pas le métro, le voiturier avait les clés de sa New Beetle climatisée. Je l’avais connue des années auparavant, alors qu’elle était encore élève d’une école religieuse, Sainte-Marie-de-Neuilly. Je cherchai en vain, un espace où elle aurait pu ranger ses doutes, ses blessures. Un regard. Un désir. Un bout de vie, de chocolat, d’amour. Elle n’avait plus faim. Quelques noisettes et un cœur de laitue chipotés au Costes constituaient sa portion alimentaire quotidienne. X ne fréquentait que ceux et celles qui lui ressemblaient, des reflets protecteurs et démultipliés d’elle-même. Le soir, elle rentrerait chez elle, dans ce grand appartement blanc bifidus qu’elle s’était offert avec ses contrats publicitaires. Elle jetterait son immense cabas sur le canapé Christian
Liaigre… Elle allumerait son Mac, s’endormirait en consultant www.style.com. C’était ce qu’on appelle une bête de mode.
Réchauffement de la Terre, pluies acides, tsunamis. Pirates de l’air et des mers, aéroports bondés. Nous vivions sous le règne de la peur, et de tous les cataclysmes redoutés.
Quelque chose était définitivement hors du temps. Le mystère d’un corps de femme dont Yves Saint Laurent avait exploré tous les secrets pendant des années, quand une silhouette ne se résumait pas à un devant et à un derrière, mais à des milliards d’atomes et de points d’accroche, que le dessin de mode réinventait chaque saison depuis le new look de Dior. Mais l’attrait pour l’étrange était désormais sous haute surveillance.
Dans certains prototypes, seule une enfant de moins de quatorze ans pouvait passer un bras. La mode vivait sous le joug d’un nouvel ordre moral qui refusait de dire son nom : la chasse aux gros. Ils étaient porteurs de tout ce qui déborde. C’étaient les derniers excentriques.
On comptait sur les doigts les personnalités de la mode encore « enrobées » ou dont le corps n’était pas un « argument de vente ». Curieusement c’étaient, à de rares exceptions, aussi ceux qui mettaient moins à l’honneur leur personnal appearance , que leur envie d’exercer leur passion, jusqu’au bout. Ils pouvaient se le permettre, ils avaient en eux un trésor : une enfance, des visions, des souvenirs, une adoration commune : le Vogue dont les uns et les autres s’étaient nourris, entre les années cinquante et les années quatre-vingt. Il s’agissait bien sûr des images signées Penn, Avedon, Newton, tout ce qui faisait dire à André Leon Talley : « Je suis affamé de beauté », et à Grace Coddington :
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