Requiem pour Yves Saint Laurent
bel canto, ne gloussaient plus, effarés par le spectacle de leurs successeurs, aussi lisses qu’un dossier presse corporate dans un de ces cabas en cuir, dont ils ne se séparaient plus. Une nouvelle génération avait investi le septième arrondissement parisien… Ils ne s’appelaient plus « elles ». Ils ne fumaient plus, dormaient sur des oreillers anatomiques et buvaient du thé vert. Ils adoraient cuisiner en duo des recettes à la fois complexes et si simples, à base d’herbes et d’épices, dressant les filets de bar sur des lits de capucines, pour sublimer au dessert l’île flottante d’un semis de feuilles de
menthe cristallisées… Ils partaient en vacances avec des couples hétéros qu’ils gâtaient de petites attentions, ils aimaient les enfants de leurs amis. Ils n’étaient pas jaloux des épouses… Ils avaient trop vu de proches disparaître, ils n’avaient plus le temps de se détruire, ils se laminaient autrement, en ne rêvant que de confort, d’aloe vera et de sécurité.
Concentrée, acérée comme une lame, puisant son énergie dans les tréfonds de l’âme européenne, la mode de l’hiver 2008-2009 déroula l’écran noir de la mélancolie. Les Américains, à commencer par la puissante équipe mode du Vogue , continuaient à classer les accessoires par couleur. Mais les turquoises et les roses chewing-gum ne seraient plus jamais indemnes. Parce qu’il portait le deuil du siècle, le noir de l’hiver 2008-2009 magnifiait une promesse de métamorphose. Au tumulte de l’abondance, succédait la litanie des doutes, des questions, d’une foi en quête de renaissance. Dans leurs silhouettes, les créateurs laissaient infuser l’intuition glorieuse du désastre.
A Paris, la tension était extrême. Signé Stefano Pilati, le défilé Yves Saint Laurent, organisé au Grand Palais, fut sans doute le plus radical de toute la saison. Jeux de volumes en gris et noir sous des perruques-casques façon Dark Vador. Taille ceinturée d’un trait géant qui allait devenir LA référence de la saison, et de celles à venir. En sortant, toutes les femmes eurent envie de quelque chose d’Yves Saint Laurent, elles étaient redevenues des héroïnes, néo-mutantes d’un film noir remasterisé . Tout se jouait là, dans ce Paris où créer des robes, c’était encore faire entendre son cœur. Satin cuir lavé, radzimir mat, chez Lanvin, les matières miroitaient dans l’ombre. Robes pulsations, tissus mouillés de larmes et plus scintillants que l’éclair. Un trench noir, des longs gants de cuir, un bracelet barbare, des bas de voile, et des escarpins noirs. La ville redevenait un lieu absolu, offert à tous les dangers de la séduction. Manches scarabées, noirs atmosphériques, cabochons de cristal. Partout, les boutons avaient disparu, on entrait dans une autre galaxie, où les découpages au laser et les drapés instantanés avaient remplacé
tous les effets. Mais la beauté ne s’épanouissait qu’à l’instant précis de sa destruction.
Le 28 février 2008, à l’issue du défilé Yves Saint Laurent, on avait appris la terrible nouvelle. Le corps de Katoucha Niane, ex-mannequin vedette de Monsieur Saint Laurent, venait d’être retrouvé, dans la Seine, à la hauteur du pont du Garigliano. Elle avait disparu depuis un mois, alors qu’elle regagnait de nuit la péniche où elle vivait, située près du pont Alexandre-III. « Submersion rapide sans trace de violence. » Les premiers résultats de l’autopsie concluaient au décès par noyade. Mais un mystère planait autour de cette mort, sa famille porta plainte contre X via son avocat, Roland Dumas. Défunte, la beauté de la princesse peule semblait résister à tout. A l’excision, dont elle avait été victime à neuf ans, et contre laquelle elle luttait activement, à la souffrance, à l’eau glacée qui ne l’avait pas défigurée. Mère de trois enfants, elle avait quarante-huit ans. Elle portait en elle la grâce d’un destin, sans doute héritée de son père, l’écrivain et historien Djibril Tamsir Niane. Un charme sublimé, dès son arrivée avenue Marceau, en 1984, puis
lorsqu’elle était revenue défiler à la fin des années quatre-vingt-dix. Yves Saint Laurent avait demandé à ce qu’elle fasse couper ses mèches blondes travaillées en « extensions », elle retrouva pour lui, comme elle disait, la tête « noix de coco » qu’elle détestait. « Dès l’instant où je suis
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