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Requiem pour Yves Saint Laurent

Requiem pour Yves Saint Laurent

Titel: Requiem pour Yves Saint Laurent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Benaïm
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rentrée dans le studio de Monsieur, j’ai compris pourquoi il m’avait demandé cela. »
    « Katouch », l’appelait-on dans la maison. Je la revois, nue sous sa blouse blanche, avec ses collants de voile et ses escarpins, elle était là, attendant pour les essayages, enracinée dans cette cabine aux murs épinglés de croquis, de photos, de baisers tracés au lipstick rouge n o  19, le plus bleuté, le plus mythique. Elle avait un buste d’adolescent et des jambes interminables. Les maternités se succédaient, son corps élastique redevenait le même, encore plus élancé. Victime d’une péritonite deux jours avant la présentation de la collection « Braque », elle était revenue défiler. « Cette robe, il fallait que ce soit moi et pas une autre qui la passe. » A l’hôpital, elle avait signé une décharge. « Je ne pouvais ni me courber, ni rien. On s’est très bien occupé de moi en
cabine. J’avais six habilleuses. Sur le podium, personne ne voyait que j’étais cousue. » « La douleur vient après », disait-elle encore. Katouch. Pas touche. La belle était morte, peut-être assassinée, prolongeant le drame de cette maison qui vit disparaître aussi tant de divines. Overdose, alcool, suicide, les démons jouaient à la bataille sous les lustres de cet honorable hôtel particulier Napoléon III, où l’on avait l’habitude de dire : « Les objets ne se perdent pas, ils jouent à cache-cache. » Quand quelque chose disparaissait au studio, on accrochait une paire de ciseaux à une poignée de porte. La « chose » revenait au bout de quarante-huit heures « maximum ».
    Le mercredi matin, au marché de l’avenue du Président-Wilson, j’apercevais parfois Jérôme N., un ancien de la Grande Eugène. Les traits s’étaient épaissis, comme la silhouette, de plus en plus informe, chaussée de pantoufles, été comme hiver. Il n’allait nulle part, il se traînait d’un pas lent. Il finit par disparaître, clochardisé. Un comédien qui ne joue plus, c’est quelqu’un qui ne peut mettre en scène sa vie. Qui n’a pas la chance, comme
les gens ordinaires, de croire qu’on peut fabriquer soi-même son audience en ayant des centaines d’amis sur Facebook.
    On parlait, ici et là, de femmes qui avaient basculé, qui s’étaient enfoncées dans la solitude, après un divorce, un deuil, le départ des enfants qu’elles n’avaient pas élevés. Yves Saint Laurent avait été le commandant en chef d’une armée de misfits à l’adolescence mutilée, ceux qui se prirent les années soixante-dix en pleine figure, submergés par une vague de sexe, de drogue et de plaisirs interdits. Ceux pour lesquels Yves Saint Laurent était d’abord et avant tout l’ange et le démon, Christ beatnik, artificier solitaire, icône des nuits d’étoiles, de poudre et de paillettes dont le Sept et le Palace à Paris, le Studio 54 à New York, furent les repères célestes. Il avait incarné le mouvement, il était devenu la référence de la claustration mondaine. Si à chaque « Oh je ne sors plus guère… », « Je vis en reclus… », Yves Saint Laurent avait touché des royalties, il aurait fini encore plus riche que la famille royale du Qatar.
    Mais le capitaine avait abandonné le navire, désormais livré aux pirates écumant les côtes du pays dont il avait été le maître. Il ne serait plus là pour serrer dans ses bras des milliers d’êtres qu’il avait habillés de son regard. Avec lui, bien des femmes firent de leur indépendance une conquête, et de leurs conquêtes le sens d’une vie. Elles ne s’étaient pas habillées en Saint Laurent, elles s’étaient adonnées à lui en dansant, aspergées d’Opium, cils bleu Majorelle, « You’re the one, you’re the first, you’re my everything ». Or des mots avaient été rayés de la carte de ce pays imaginaire qu’on appelait la séduction. On s’habillait moins pour plaire que pour marquer son pouvoir. On défilait moins pour montrer des vêtements que pour promouvoir une image. Quel couturier avait encore « sa » cabine ? Les filles des agences bougeaient trop pour être enchaînées à une seule maison. Elles posaient, elles tournaient. Les saisons s’étaient démultipliées, les campagnes publicitaires se suivaient à une cadence accélérée.
    Il avait habitué le public à ces parenthèses noires dont il s’échappait, aimanté par une foi
plus forte que la mort, c’était à chaque fois

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