Requiem pour Yves Saint Laurent
Laurent ».
Officiellement, la maison de couture était devenue la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, mais comme les vieux qui parlent en anciens francs, je continuais à dire « la maison », c’était un lieu vert, or et blanc, chargé d’une histoire que personne n’aurait pu m’arracher.
Des gerbes d’amour gisaient sur le trottoir. Des trophées de lys. Des roses sur lesquelles flottait un ruban d’adieu. Généreuses et déjà abîmées, de celles que Monsieur n’aurait jamais voulu voir là, avec leurs pétales un peu flétris. Je me dis qu’Yves Saint Laurent était vraiment un lys, quand on s’approchait de trop près, il vous tachait, avec ses traînées de pistils jaunes. Dans son linceul végétal, la mort rentrait par tous les côtés, forte de cette incroyable énergie qu’elle inspirait aux vivants. L’organisation de la cérémonie semblait remettre tout le monde en piste, et dans un précipité funèbre, elle activa l’extraordinaire rituel des placements, des premiers rangs, du protocole maison.
Dans le bureau de presse, Pierre Bergé regardait ses SMS, je le revois, magistral en death planner ; courant partout, au milieu des
journaux, des magazines que la maison continuait d’acheter depuis sa création, en deux, trois, quatre exemplaires ou plus, pour chaque parution, tradition de l’archivage oblige, et qui donnaient ce jour-là à la pièce aux mille classeurs noirs, un air de camp retranché. « Saint Laurent, un visionnaire de la haute couture » ( Le Figaro ). « Giant of couture » ( New York Times ). La pêche aux quotes était ouverte : « J’ai obtenu ma toute première couverture de Vogue grâce à cet homme » (Naomi Campbell). « Il était mon idole, un modèle à suivre. » (Jean Paul Gaultier). « Yves Saint Laurent a érigé la haute couture au rang des arts en inventant le merveilleux silence du vêtement… » (Bertrand Delanoë).
Une carte d’état-major reproduisant le plan de l’église s’étalait sur trois bureaux. On cochait, on gommait, on remettait des noms. La sécurité de l’Elysée était annoncée. Catherine, la fidèle assistante de Monsieur, avait peint ses lèvres en rouge strident, comme pour masquer des yeux noyés de chagrin. Pour la première fois, j’entendis sa voix. La Mercedes classe S 350 l était garée dans la rue.
Mise en circulation le 3 mai 2007, elle aurait bientôt à son parcours 15 350 km. Soit 2 508 km de plus que le diamètre de la Terre.
« Il était condamné depuis un an », chuchotait-on dans Paris. Le secret entretenu autour de la maladie d’Yves Saint Laurent par Pierre Bergé avait épargné à la mode le pathétique cortège orchestré entre Paris et Los Angeles par le manager de Johnny Hallyday en décembre 2009. Aurait-on imaginé Giorgio Armani, Ralph Lauren, Pierre Cardin se rendre au chevet du couturier ? André Courrèges, en salopette rose layette ? Bien sûr, ils vinrent tous, ou presque, à l’exception majeure de Karl Lagerfeld, et de Pierre Cardin qui n’avait pas été invité. C’était lui pourtant qui avait remis le prix du Secrétariat de la Laine en 1954, à Yves Mathieu-Saint-Laurent. Mais une vieille bataille l’opposait à Pierre Bergé.
Les obsèques eurent lieu à l’heure dite, en présence de toutes ces silhouettes comme prélevées d’une année de numéros de Paris Match , et collées au coin du feu, un jour de pluie à la campagne. Suzy Menkes était spécialement revenue de Los Angeles. Valentino
saluait les photographes, comme s’il était encore sur son yacht. Je revois Claudia Schiffer, bibi, jupe noire au genou, un air de condoléance cousu sur son front d’ange et peut-être un flacon de sels dans son sac, John Galliano avec son béret criblé de strass, Hubert de Givenchy, immense, toisant tout le monde de sa statue de commandeur aux cheveux neige, Loulou de la Falaise, sous son chapeau noir, Jean Paul Gaultier et Kenzo, Alber Elbaz, pieds nus dans ses souliers vernis, Bernard-Henri Lévy, Arielle Dombasle et Carla Bruni, ballerines, pantalon noir, tee-shirt noir, présence en quête d’invisibilité tranchant avec le souvenir de ses apparitions soyeuses, cette chute de reins admirable, soulignée d’un trait de satin saphir, au temps où mannequin, elle me confiait : « Dans une robe d’Yves Saint Laurent, même quand on est nue en dessous, on a chaud. »
Moulié, le fleuriste de la place du Palais-Bourbon, avait reçu
Weitere Kostenlose Bücher