Requiem pour Yves Saint Laurent
souvenirs se détachèrent, flottant à la surface d’une histoire commencée cinquante ans plus tôt, lorsque Pierre Bergé et Yves Saint Laurent se rencontrèrent, au-dessus du cercueil de Christian Dior. Pourtant, le père spirituel chez lequel Yves Saint Laurent avait commencé, comme modéliste, ne fut pas cité une seule fois dans le discours de Pierre Bergé. Celui-ci ne tolérant aucune autre filiation en dehors de celle qui liait Yves
Saint Laurent à des artistes. Ce qui choqua une grande partie de l’assistance. Quelle importance accorder à cette rature de l’Histoire ? Exclusion par sentiment de possession, ou simple mépris pour celui que Pierre Bergé ne considérait après tout que comme un artificier, un illustrateur ? En dix ans, Christian Dior avait créé une maison dont le nom est resté à jamais gravé dans la mémoire de Paris, de l’après-guerre, symbole absolu du « retour à l’art de plaire » immortalisé par le new look . C’est chez Dior qu’Yves Saint Laurent avait fait ses armes dans l’univers de la mode. En se rapprochant du style de Chanel, Yves Saint Laurent s’était éloigné de son influence – le principe d’une ligne par saison –, mais il était resté à jamais le fils de ce couturier dont il emprunta, par mimétisme, tant de signes de reconnaissance, de codes secrets, qui avaient déteint en lui. Comme Dior, Yves Saint Laurent restait assis derrière son bureau, comme lui, il était superstitieux. Comme lui, il était gourmand. Comme lui, il était « timide et gêné de vivre » pour reprendre l’expression
de Pierre Cardin, citant Dior, dont il fut le premier d’atelier entre 1947 et 1949.
« Je n’arrive pas à croire qu’Yves Saint Laurent est dans la boîte », me chuchota une proche d’une voix rustique. Le cercueil ne contenait pas seulement un être, il gonflait devant nous, engloutissant, au fil des minutes, l’encombrante passion mise à nu. Soudain, les murs de l’église s’écartèrent, lorsque retentit la voix de Jacques Brel : « Ô mon amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour. De l’aube pleine jusqu’à la fin des jours, je t’aime encore tu sais… (…) Bien sûr tu pris quelques amants (…) Il faut bien que le corps exulte. » Que deux hommes vinssent célébrer leur amour dans un lieu de culte, fût-il « la paroisse des artistes », avait quelque chose de violemment camp . On était là, au cœur de la légende Saint Laurent, cette transgression des règles que seule avait rendue possible la reconnaissance de celles-ci, une histoire d’honneurs, de statut, de pouvoir, doublée d’une affolante tentation rebelle et insoumise à toute forme de convention, d’obligation, d’habitudes, ce côté fille de joie habillée en
ambassadrice dans lequel le couturier avait excellé, toujours au bord du vice et de la vertu. Derrière les lys en buisson d’apparat, et comme échappée du carcan des orgues, c’est toute cette petite musique que nous retrouvions, aussi bizarre, étrange et familière que cette couverture en satin jaune soleil brodée par les ateliers, ou le lapsus du curé qui se trompa et dit : « Nous allons nous recueillir sur le cercueil de Monsieur Bergé. » Il voulait bien sûr parler de celui d’Yves Saint Laurent.
Dans les honneurs militaires qui furent rendus à Yves Saint Laurent, j’entendis un cri bientôt étouffé par les mondanités de velours. Le cri de l’insoumis, du réformé, de la tapette sur laquelle ironisaient les gradés, du petit-bourgeois d’Oran qui n’irait pas sauver la France, Yves Mathieu-Saint-Laurent, celui qui avait traversé la mer pour y enfouir ses peurs et ses secrets, ce trésor dont il ferait des robes, toutes scintillantes d’étoiles, avec son nom brillant sur les Champs-Elysées, en lettres d’or .
« D’un mois sans espoir, d’une année sans espoir, (…) et la mort apparaît sous le voile scintillant des étoiles mortes après des années
durant et je m’en vais. Loin de ce bureau, loin de cette maison verrouillée sur le passé, et ne laissant passer à travers ces volets aucune lumière d’espoir… » Cette lettre était encore sur son bureau du 5, avenue Marceau. En homme de théâtre, il semblait l’avoir écrite pour les visiteurs indiscrets.
La foule était là, comme en ce jour du 21 janvier 1958, lorsque l’héritier de Dior vint la saluer depuis le balcon du 30, avenue Montaigne. Quand le convoi mortuaire
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