Requiem pour Yves Saint Laurent
s’engouffra dans la rue Saint-Roch, j’eus le sentiment qu’Yves Saint Laurent tendait sa main, cheveux au vent d’une décapotable. En se dématérialisant, il fêtait son retour dans le domaine public. Yves Saint Laurent appartenait à tous, pour la simple et bonne raison que personne n’avait pu le circonscrire. Chacun avait son Saint Laurent. Dior avait construit une griffe indissociable du tailleur Bar, des médaillons et de son attirance pour le goût néo-Louis XVI. Chanel avait mis en place un abécédaire de l’élégance en noir et blanc, qu’auréolent à jamais les reflets dorés des panneaux Coromandel. Le style d’Yves Saint
Laurent ne se résumait pas à un goût, à un type de vêtement : c’était une attitude. Figure de l’exil, d’un cosmopolitisme sans autre refuge que celui de l’esprit, Yves Saint Laurent s’était éteint comme il avait vécu : seul. « Chanel, c’était une espèce de bête fauve, un chat en colère qui avait toujours un compte à régler avec quelque chose ou avec quelqu’un », m’avait dit Edmonde Charles-Roux… « Elle ne travaillait que contre, comme disait Aragon. Yves ne travaille pas contre, il travaille dans un monde très difficile à comprendre. Je ne me sentirai jamais le droit de donner une explication au monde intérieur d’Yves. C’est le sien. Il est très complexe, et sans doute à la longue plus intéressant que celui de Mademoiselle Chanel. »
Yves Saint Laurent avait peint des tempéraments singuliers, désaxés, là où la femme Dior, la femme Chanel étaient d’abord des accompagnatrices, qu’elles soient maîtresses ou épouses. Avec lui, le corps d’Albertine et celui d’Odette n’ont cessé de se télescoper dans un jeu d’influences contraires, et complémentaires. Corps androgyne de l’une,
se glissant souplement dans des vêtements comme le trench, le smoking, le caban, le pantalon, le blazer, les blouses de soie à « boutons jumelles » dont il fit des classiques au féminin. Corps tout en courbes remodelé par les fées des ateliers et structuré par l’idée première qu’un tissu se « mate », qu’un vêtement s’échafaude comme une maison, que la haute couture est d’abord l’école de l’œil, une histoire de millimètres, de « secrets chuchotés », antichambre de tous les jeux de l’amour.
Le jour des obsèques, Alber Elbaz alla chercher à la Préfecture son passeport français. En 1998, il avait été le seul à avoir été choisi du vivant d’Yves Saint Laurent, pour réaliser le prêt-à-porter Rive Gauche. « C’est fait » avait-il dit à sa mère, au téléphone, en sortant de chez l’avocat. « Tu es contente ? » De Tel-Aviv, elle avait répondu : « Je serai contente quand tu te marieras. » Le passage d’Alber au sein de la maison n’avait pas laissé que des bons souvenirs, de part et d’autre. Quand il avait commencé à vouloir alléger la construction des vestes, l’atelier tailleur s’était figé dans une sorte de torpeur. Pas de doublure, des bords
vifs, ô sacrilège ! Bien des opérations, qui pouvaient désormais être exécutées à la machine, prenaient des heures. La fidélité s’étiolait dans l’immobilisme, la raideur des habitudes, cette « cigarette » que les ouvrières glissaient dans la « ressource » de la manche, ces épaulettes repassées pendant des heures, ces ouatines destinées à ce que ça fasse « gras ». En 2000, quand la maison fut rachetée par le Gucci Group, on ne pleura pas son départ. Pierre Bergé eut ce mot : « Quand on achète une Ferrari, on n’achète pas le chauffeur qui va avec… »
Le mercredi 11 juin 2008, un avion privé affrété par Pierre Bergé s’envola pour Marrakech avec à son bord 88 personnes, afin de procéder à la dispersion des cendres. Quelques pourparlers officiels eurent lieu afin qu’une plaque « Yves Saint Laurent, couturier français, Oran, 1 er août 1936, Paris, 1 er juin 2008 » puisse être scellée. Il y avait là Claire Chazal, Jack Lang, Betty, Loulou, les premiers, les premières… Tout était réglé, encore une fois, au millimètre. La fontaine du ryad coulerait, sans bruit, sans heurt, comme dans l’exposition « Une passion marocaine », organisée à la Fondation Pierre
Bergé-Yves Saint Laurent. A Paris, le jardin de la villa Majorelle avait été reproduit sous la forme d’une photo panoramique. Les mannequins en résine blanche, dits les
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