Requiem pour Yves Saint Laurent
jour Dame aux camélias, un autre Marlène ou Greta, elles se perdaient, on les retrouvait, entre la vie et la mort, dans un palais ou un hôtel borgne, elles jouaient à s’enrouler dans des histoires sans fin, comme le ciel bleu cobalt se drape au-dessus du lagon de l’océan Indien, elles étaient la transe, l’orage, l’extase. « Who will you be today ? » Telle était la question que posait chaque jour Monsieur à Madame Kempner…
Le jeu de rôle se consumait dans la peur. La peur, elle était là, elle rôdait, partout. C’était une comédienne qui redoutait d’être mal notée par la fashion police dans un magazine people. Ou d’être castée pour une crème antirides. C’était une styliste tremblant d’avoir à trouver quarante pantalons noirs et trente chemises blanches en moins d’une heure pour une photo, dans laquelle on ne verrait que le visage. Vingt-cinq tops à bretelles pour flatter l’ego d’un chef de pub qui irait détailler chacun avec l’air d’un général des armées en revue, le 14 Juillet. C’était un directeur de communication qui fouilla tout Venise pour trouver un ruban de satin assorti à la robe que devait porter une star, lors du dîner en 2007 donné par François Pinault au Palazzo Grassi. Je le vis revenir aussi exsangue, il n’arrivait plus à articuler une phrase, démonté par les colères de la belle : « Ça reviendra, c’est la fatigue… »
Il est vrai que les personal requirements imposés par les avocats de Hollywood devenaient de plus en plus surréalistes. Pour sa
tournée en France, une star avait exigé dans son contrat le changement quotidien de la cuvette des toilettes. Le service d’étage du palace parisien avait la consigne de la démonter mais également de la détruire, pour éviter toute revente sur internet.
Le virtuel avait pris le relais de l’imaginaire, le corps suivait comme il pouvait, se bloquait pour un oui, pour un non, dévoré par les polypes et les eczémas géants. Les cancers se propageaient au rythme des divorces. Les filles des années 2 000 ne voyageaient jamais sans leurs compléments alimentaires et leur roll antistress. Elles avaient moins peur de souffrir ou de mourir, que de vivre. Souvent seules, elles se maquillaient peu, un souffle de poudre nude , et à peine un trait de gloss sur les lèvres. Comme on avait perdu l’habitude de regarder une femme dans les yeux (un motif de harcèlement sexuel), on remarquait d’abord ses souliers, de plus en plus hauts.
Dressées sur leur paire d’Altipump Louboutin, les rédactrices de mode ne juraient plus que par le « sans gluten » et l’épilation laser. Il fallait les voir insulter leur secrétaire à
New York quand elles ne trouvaient plus leur chauffeur perdu dans les rues grises de Milan, battues par la pluie. Le téléphone Vertu sonnait, elles hurlaient : « Where Are YYYYYYou ? »
Le spectacle de ces créatures comptant leurs grains de riz dans leur assiette devenait embarrassant. Il était difficile de trouver des femmes qui avouaient leur âge dans un dîner, buvaient un deuxième verre de vin, et prenaient un dessert. Elles semblaient toutes « ailleurs », c’était comme quand on demandait : « Passez-moi le responsable », et que le préposé vous raccrochait au nez. Alors, quand on en rencontrait une, on avait envie de la serrer contre son cœur. Je pensais à Ermeline V. Celle qui, empoignant mon sac Prada, me disait : « Mais ça pèse un âne mort ! » Trouvait qu’une proche, qui avait trop grossi, ressemblait ce jour-là à une « grosse laitue ». Elle traversait le Palais-Royal avec ses sandales à talons et son caban Balenciaga, sublime avec sa bague serpent que lui avait montée un célèbre orfèvre vénitien. Au Lancaster, elle me parlait de la haute société italienne, de la V..., « une ancienne
putain » qui disait : « Avec mon mari, je suis née une deuxième fois. » Ermeline savait mentir avec le flegme de ceux qui ne disent que la vérité, mélangeant les compliments sincères et les sourires de circonstance sans jamais défaillir. « Si tu savais, le nombre de femmes brillantes qui sont mariées avec des croix ! » Elle voulait parler des époux ennuyeux. Elle détestait les compliments, les gesticulations obséquieuses. « Moi, le passé, je m’en suis libérée. » Elle n’avait pas fait de lifting. Elle n’avait pas besoin de se prouver qu’elle était jeune. Dans les
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