Requiem pour Yves Saint Laurent
le corps d’un éléphant. A Paris, cette photo s’affichait encore en vitrine de la librairie Galignani, rue de Rivoli. Yves Saint Laurent était là encore et toujours, comme dans l’antichambre qui sépare la galerie du Plaza Athénée du Relais, où il avait ses habitudes. Il avait dédicacé une photo au maître d’hôtel : « Pour Werner, avec toute mon affection ». Il s’agissait de son portrait, par Irving Penn, emporté en 2009.
Je reconnaissais l’écriture d’Yves Saint Laurent, ces lettres amples et généreuses se détachant au stylo-feutre Paper Mate noir, une calligraphie aussi majestueuse dans sa forme qu’enfantine dans son contenu, parce
qu’il avait cette manière unique de dire « avec toute mon affection » à un autre homme, qu’il s’agisse d’un ministre, d’un fournisseur, ou d’un maître d’hôtel. J’ai su qu’un matin, vers 11 heures, il était tombé dans la contre-allée de l’avenue Montaigne. Il venait parfois en cachette, au bar, à l’époque où « cet alcoolique qui ne buvait plus » avait recommencé à boire. Whisky. Vin rouge interdit avec les benzodiazépines. Un photographe l’avait surpris, ivre, sur le trottoir.
Monsieur Saint Laurent avait passé sa vie à échapper à ses deux rôles qui lui collaient à la peau, le damné et l’élu. C’est à son domicile parisien, rue de Babylone, que Nicolas Sarkozy, président de la République, lui avait remis, en décembre 2007, les insignes de Grand Officier de la Légion d’honneur. Je n’avais pas été conviée. Mais ce jour-là, un quotidien m’avait appelée pour me demander sa nécro. « Au cas où. » Cette décoration à demeure ne rimait-elle pas avec extrême-onction ? « Coco, tu as qui au frigo ? » Les personnalités trop fragiles ne devraient jamais fréquenter les salles de rédaction. Dans les marcs
de café touillés d’un stylo-bille en guise de cuiller, ils n’apercevraient que la fatigue du rédacteur de garde. Un appel de une et quatre « col » pour les plus célèbres, une bio complète sur le site vite relue par des correcteurs qui s’obstinaient encore et toujours à mettre un tiret entre Saint et Laurent. Ils avaient des gosses à nourrir. Pas lui. Au fait, il était vraiment drogué ce mec-là ? Populaire, il l’était dans les limites du genre. Il n’était pas, à la différence de Johnny, un enfant de la rue. Les appels à la haine se propagèrent sur internet. Un site « toutsaufsarkozy.com » dénonça la présence du président de la République à l’enterrement people d’un « pédéraste ». Un autre, « teckel, le chien enragé », parla d’Yves Saint Laurent en tant que « sodomite ».
Brusquement, dans le silence qui suit sa mort, il y a l’été, un blanc. Comme un immense déménagement. Les bruits inédits dans la cour de la rue de Babylone, palpitant d’une foule de visiteurs, d’experts, également présents rue Bonaparte, chez Pierre Bergé. L’inventaire, pièce par pièce, avait commencé. Il y avait des
fleurs partout. Jamais la maison ne reçut autant de jeunes gens, affairés et silencieux, au milieu des pieds de lampe qui transformaient le grand salon Art déco en un studio éphémère. Le torse grec en marbre blanc restait impassible, les serpents s’étaient figés dans leur silence, on passait et on repassait dans le salon aux miroirs de Claude Lalanne comme dans un bureau. Dans l’office jouxtant la cuisine, des ordinateurs portables avaient été installés. On mesurait, on décrivait, on répertoriait, on étiquetait. Tout était sous contrôle.
Du travail de cette armée d’experts résulterait un catalogue en cinq tomes, mille huit cents pages au total, réunis dans un coffret de dix kilos, et édité à sept mille exemplaires. Cinq dispersions dirigées par huit marteaux se relayant au fil des jours, seraient organisées. « Je ne fais pas confiance à l’au-delà. J’ai préféré tout organiser de mon vivant, ce que n’aurait peut-être pas fait Yves. Je ne pouvais réaliser cette vente qu’après sa mort. » Si les approches avaient commencé en 2007, c’est au cours de l’été 2008 que furent signés les accords de la vente, entre Pierre Bergé et Christie’s. « Depuis
quinze mois, je ne vis qu’à travers ce projet pour lequel je travaille nuit et jour », confia François de Ricqlès, vice-président de Christie’s au Figaro , le 16 janvier 2008. « On me prédit d’ailleurs,
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