Requiem pour Yves Saint Laurent
héroïnes, dans cette nuit de strass électrisée par les lumières des années quatre-vingt : avec lui, une longue robe de velours émeraude doublée de soie orange, semblait prendre feu de l’intérieur. Volutes « ferronnerie », capes tout en arabesques de passementerie, orages désirés, la couleur ondoyait comme un serpent. Ensorcellement retrouvé des jaunes et des verts paradis, à-plats de roses shocking et de bleus cobalt, comme autant d’ex-voto couture.
Nous étions à l’intérieur d’une bulle d’or, et nous savourions ces moments aussi précieux qu’éphémères… La maison Van Cleef & Arpels avait transformé le château de Groussay en un miracle de lumière et de nature. Chaque « folie » avait été aménagée en un écrin de diamants. Champagne et feux d’artifice. Le soir, des invités en robes longues et smokings, venus des quatre coins du monde, savouraient le parfum des étoiles ; l’ambiance me rappelait celle de La Règle du jeu , ce conte drolatique tourné par Renoir en 1938. Un richissime client originaire du Kazakhstan, rêvait d’inviter Catherine Deneuve à visiter son pays. La place Vendôme
était en fête. On papillonnait devant les bijoux de sentiment exposés chez Chaumet dont les salons venaient d’être restaurés. Les magazines se préparaient à éditer des numéros de rentrée aussi gros que des annuaires, inondés de campagnes de publicité. Le caviar d’opale de Dior Joaillerie se porterait-il avec un vison tourterelle ? Nous vivions les derniers moments d’une époque ivre de splendeurs et de luxe. A Paris, rue Danielle-Casanova, la maison Chanel avait reconstitué un décor en forme de flacon de N o 5. Le nouveau directeur artistique nous montra comment chauffer un blush avec de la poudre d’or. Dehors, la canicule. A l’intérieur, des jus de pêche glacés et des douceurs aux nuances assorties au make up de l’hiver. Rue de Miromesnil, j’achetai des roses Espérance et des hortensias gris-mauve pour Dominique Deroche, l’ex-directrice de la communication, qui fêta définitivement ce soir-là son départ de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent. Coiffée, maquillée, elle n’avait pensé qu’à lui, si belle dans sa saharienne bleu encre. Sur le buffet, il y avait des tuiles aux amandes géantes. Et de somptueux bouquets. Pierre Bergé
prononça un discours. Le champagne étincelait dans les flûtes. Loulou, Ariel, Betty et les autres, se retrouvaient autour d’un absent dont personne n’osa prononcer le nom.
« Une page est tournée » : avec ces mots, certains croyaient trouver une sorte de salut, affranchis de tout ce que cette présence avait occulté. Le sésame de leur liberté. Le point de départ d’une nouvelle histoire, à laquelle d’autres n’osaient pas penser, les yeux embués de doute et d’espoir. Madame Colette fut engagée par Jean Paul Gaultier qui lui demanda de faire une robe avec un parachute puis s’envola pour New York où elle travailla quelque temps chez J. Mendel : « Regardez, prenez, apprenez tout ce que vous pouvez », disait Gilles Mendel à ses ouvrières. Puis elle décida d’ouvrir son propre atelier, à Paris. Elle retrouva des clientes. Des nouvelles arrivèrent, par le « bouche à oreille ». Certaines négociaient trop les prix, lui reprochant « de ne pas avoir de griffe ni d’adresse ». Un jeune étudiant allemand en droit apprit à ses côtés à coudre. La vie
continuait. « A chaque fois qu’on recommence quelque chose, c’est beau. »
Créatrice d’une petite collection d’étoles en cachemire, Amalia m’avait donné rendez-vous dans un café. En jean, sous les néons, elle était toujours aussi magnétique. Je la revois, arrivant sur le podium du Salon impérial de l’hôtel Intercontinental, nue sous son vison, avec son cœur de vrai-faux rubis se détachant sur sa peau noire. Elle avait été pour Yves Saint Laurent la Silvana Mangano de la collection « Hommages », elle restait le dernier « Love » du couturier, son portrait figurant sur le poster-carte de vœux envoyé par Yves Saint Laurent en janvier 2007. « Elle est semblable aux masques et aux statuettes de l’art tribal qui expriment tout en quelques traits », disait d’elle Yves Saint Laurent, qui avait accepté d’être le parrain de baptême de son fils Melchior. Née d’une mère somalienne et d’un père italien, elle a toujours ce port de reine ; même sous les néons
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