Requiem pour Yves Saint Laurent
après la vente, un grand coup de blues. Une sorte de dépression post-natale… »
La dépression, nous y étions, en plein. La crise avait comme un peu plus tendu l’atmosphère, écourté les scènes d’amour trop torrides sur les écrans, on envoyait même des bouquets de fleurs par SMS. Pas d’épines, pas de perte de temps, économie assurée. Les créateurs se voyaient désormais concurrencés par les consultant(e)s. Le chat se mordait la queue. Les rédactrices de mode photographiaient les modèles dont elles avaient été elles-mêmes les conseillères. Les mercenaires de l’image régnaient en maîtres. Services tarifés à 10 000 euros jour pour effacer les rides d’expression, proposer une nouvelle identité visuelle. Et gonfler artificiellement des traits, jusqu’à la prochaine saison, et l’espoir d’une reprise par un fonds d’investissement. Il fallait aller vite. Tout aspirer.
Tout prendre. Tout mélanger. S’attacher les services d’un joli nom pour faire le tam-tam médiatique et remplir les premiers rangs. Faire effet sur le podium monté par des équipementiers de l’événementiel au bord de la faillite. La pression était au top. Pour les rédactrices, resee obligatoire le lendemain et sélection de quatre pièces pour shooting garanti sur deux pages verso , le minimum exigé par la pub. Chanel avait engagé des femmes du monde pour les faire défiler comme mannequins. Chez Saint Laurent, elles étaient devenues vendeuses couture. Désormais, l’aristocratie désargentée monnayait particules et relations contre des contrats signés avec des parvenus qui faisaient honte à la belle-famille, mais permettaient tout de même de renouveler l’inscription des enfants au Polo de Bagatelle. « Seigneur, que suis-je devenue ? » semblait dire cette « PR » aperçue un jour à l’entrée du Club Interallié, privatisé ce jour-là par un client transalpin. Assise à côté d’un portant lesté de fourrures, elle ressemblait ni plus ni moins à une « dame pipi », ce personnage parisien en voie de dis
parition, qu’on ne fréquentait plus guère que chez Lipp.
Après des années de croissance à double digit , de plus en plus de sociétés de luxe avaient supprimé les bonus et imposé de nouvelles habitudes. En partant, il fallait désormais éteindre la lumière, ce qui, pour bon nombre de cadres, n’était pas jusque-là une priorité, les interrupteurs étant dans certains bureaux inexistants. Les incentives lointains avaient été remplacés par des vidéoconférences, les voyages récréatifs par des expéditions destinées à tester la résistance managériale. Paris se tortillait, au bord de la crise de nerfs, s’abîmait dans la complainte des attachées de presse – « Nous sommes le bureau le moins staffé de Paris » – et le sourire forcé de celles qui vous remerciaient, malgré les coupes dans les budgets pub, de les « supporter ». Elles voulaient dire « soutenir ». A Vulcano, où nous avions envoyé une équipe de mode pour un sujet mode, le ciel s’était déchaîné. Tempête sur le cyclo, entorses, vols annulés. Seules les pâtes noires et une piqûre
d’araignée géante firent de ce séjour au goût de lave, un petit délice méditerranéen.
« Madame, une coupe de champagne vous ferait plaisir ? » Les soirées open bar appartenaient à une époque révolue. Beaucoup de jeunes homosexuels, engagés par des sociétés de luxe pour leur « sens de la mobilité », se retrouvaient, après une décennie de fêtes sur l’axe Londres-New York-Moscou – cocktails, soft-openings , press-days – en situation de débrayage mental. Dans leur appartement Rive Gauche décoré façon « Wallpaper », avec des chauffeuses Knoll et du mobilier scandinave achetés aux puces, ils se sentaient désormais aussi à l’étroit que dans un lounge d’aéroport où aucune voix off ne les inviterait désormais à monter à bord. Ils essayaient de revendre leur téléphone Vertu sur eBay, et rechignaient à s’offrir les services d’un personal trainer . Eux, qui avaient longtemps confondu le Relais Plaza avec leur cantine, se fournissaient désormais chez Allô Pizza, les yeux vagues face à leur écran panoramique, une main sur leur BlackBerry, une autre sur leur télécommande. A leurs amies, mères de
famille, ils disaient : « Toi au moins, tu as tes gosses. Ça permet de garder les pieds sur terre. »
Le collectif « Sauvons les
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