Requiem pour Yves Saint Laurent
parisiens, où par courtoisie, la maîtresse de maison avait prévu un menu végétarien. (On voulait éviter de parler de
sujets qui fâchent.) Faire Sentier, c’était l’insulte suprême. Le jour de Kippour arrivait, Paris était vide, le lendemain on leur demandait : « Il paraît que vous avez jeûné ? Ah oui, c’est excellent pour l’organisme… » Ils avaient beau prendre des attachées de presse très french , habiller leurs enfants chez Bonpoint, les inscrire à l’école Bilingue, ou à l’Alsacienne – s’ils habitaient Rive Gauche et avaient de bonnes relations –, fréquenter les galeries d’art contemporain, celles d’Emmanuel Perrotin ou de Kamel Mennour, défiler à la Cour Carrée, présenter leurs collections pendant la fashion week , ils ne seraient jamais complètement légitimes. Dans le regard jugeur de certains conseillers, je croyais relire Paul Morand : « C’étaient moins des hommes que des masses, des nébuleuses en mouvement 9 . » Ce qu’un obscur confectionneur de la rue d’Aboukir n’aurait jamais imaginé oser présenter à ses clients, la presse l’encensait : il s’agissait bien sûr de Balmain, dont une rédactrice consultante d’un grand magazine de mode avait assuré le revival , avec blousons cloutés et épaules rembourrées façon Michael Jackson. «
Mais c’est vraiment trop clinquant, c’est pour les Arabes et les juifs », entendait-on dans les derniers bastions du VII e arrondissement.
La douce France d’Yves Saint Laurent, celle qui rayonnait en lui comme une éternelle leçon de Lumières, vivait à l’heure des replis et de la haine, salie par tous les affronts dont la robe de la République serait la cible. Quelle toilette Yves Saint Laurent aurait-il offerte à Marianne, effigie de cette France où un jeune homme juif, du nom d’Ilan Halimi, avait été torturé, assassiné, pour la simple raison qu’il était juif, où un ministre de la Culture serait traîné dans la boue, parce qu’il était homosexuel ?
« La crise ! » Pour sauver les apparences, des maisons en quasi-banqueroute continuaient à assurer au directeur artistique réduit au rôle de pantin lifté, un train de vie de milliardaire. Ses meilleurs amis étaient promoteurs, chirurgiens, vivant entre Londres, Miami et Moscou. Il portait des strings panthère. A Cannes, invitée sur le yacht de l’un d’entre eux, une star exigea un bain de lait d’ânesse. C’est ainsi qu’on obtenait des parutions dans
les magazines people. La marque redevenait bankable. Des analystes en parleraient dans les dîners. Valentino avait jeté l’éponge, Karl Lagerfeld s’électrisait avec brio dans un tourbillon de collections pour Chanel, Fendi, Karl Lagerfeld. Dans sa noire mécanique, la planète tournait comme une boule à facettes, dont les rayons s’augmentaient avec la vitesse, lumières des boîtes de nuit et des flashes, des bulles de champagne tout crépitants d’une prospérité illusoire. Yves Saint Laurent avait tiré sa révérence. Un grand couturier était mort en faisant corps avec celle qui l’avait trahie dans sa course infernale : la mode.
Paris broyait du gris-noir. L’apparence ne cessait de se durcir. Les jambes s’étiraient. Le corps se confondait avec son ombre. Perfectos clous, leggings de vinyle, stilettos noirs, les amazones arpentaient les podiums comme les ambassadrices d’un nouvel état sauvage.
Vingt millions de personnes seraient licenciées en un an. Devenus galeristes, des collectionneurs se demandaient désormais comment transformer leur « espace » en outlets . Les stocks
s’accumulaient. Les caisses étaient vides, et les conversations gonflées d’air… A l’image de la cuisine moléculaire et de ses additifs divers, perles d’alginate, méthycellulose, amidons modifiés et autres gommes improbables, les certitudes d’hier s’étaient ramollies au contact d’émulsifiants de synthèse. Présences édulcorées, directeurs de stratégie « sans visibilité », et budgets si réduits qu’ils semblaient tenir eux aussi dans une verrine : les costumes des présidents amincis par Hedi Slimane semblaient s’être métamorphosés en tabliers de petits chimistes. Certains coaches préparaient leurs discours comme El Bulli concoctant son espuma de carotte ou ses sphères de mozarella. Eviter tout ce qui heurte, la texture trop charnue, passer du mot au morphing, fluidifier, délayer, aérer, tiède devant, faire
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