Requiem pour Yves Saint Laurent
passer…
Les workaholics vivaient leurs dernières heures. « Je ne te cache pas que ces temps-ci, je suis vraiment chapeauderoue-tesque ! » A peine rentrée de congé maternité, Sabine D. s’était mise à fréquenter les afterworks « Absolutely Destress » avec menus diététiques pour retrouver sa « taille d’avant ». Son entrain
suscitait la jalousie des filles du service. « J’ai changé de sac, j’ai peut-être une carte de visite en back-up », m’avait-elle dit, lors de notre première rencontre, tout en extrayant un dévidoir de Canderel de sa pochette Louis Vuitton. L’espresso refroidissait sur la table du Drugstore Publicis. Elle me parlait du bon « feed-back » des tables « coups de cœur » et du « baby welcome » avec une assurance presque mécanique au fond de sa voix lavée de Frisk (mentholettes). « Les buffets, ça a évolué, on essaie de tendre vers du raffiné même si ce n’est pas encore opérationnel. » Les voyages de presse à cent journalistes ne lui faisaient pas peur. Les supports, elle aimait les « travailler en rédactionnel » et reconnaissait que cette montée en gamme était un vrai marathon. « C’est un groupe très challenging avec un gros potentiel, et je me régale. » Sabine, chimiquement capitonnée par les tranquillisants, avait découvert l’univers impitoyable des réunions auxquelles on commença par oublier de la convier, vinrent les briefings annulés à la dernière minute, les humiliations et les crises de larmes dans les toilettes, vas-y chérie, tombe
dans le trou, si tu pleures encore, on te remets en open space , avec la meute.
Sa fille lui piquait ses pulls Zadig & Voltaire et elle ressemblait de plus en plus à une collégienne malmenée. Une nouvelle ère avait commencé. La France comptait ses victimes. A vingt ans, on y manquait d’expérience. A trente ans, on était trop compétent pour le poste. A quarante, on était facilement sujet à des up and down . A cinquante, l’autorité de l’expérience passait vite pour du harcèlement. A l’annonce d’une éviction bien négociée, les bouchons de champagne sautaient. Des proches collaborateurs évoquaient les sévices psychologiques infligés par le « tyran » : « Tu te rappelles, la réunion qu’elle nous avait collée un vendredi soir ? »
Dans les bureaux, ils étaient et ils seraient des centaines à rédiger, hagards, leurs mails types : « Ne disposant pas de la visibilité nécessaire au-delà de cette période, je vous propose de me recontacter à votre retour afin que nous puissions convenir d’un rendez-vous ultérieur. » Ou encore : « C’est avec beaucoup d’émotion mais aussi d’excitation que je quitte l’agence vendredi
pour de nouvelles aventures professionnelles… La relève sur les marques est d’ores et déjà assurée. » Quand ils descendaient fumer leur cigarette sur le trottoir, ils redoutaient de voir, dans les clochards du coin, l’ombre de ce qu’ils deviendraient peut-être, bientôt. La crise leur avait rendu un peu d’humanité : désormais, ils leur disaient bonjour.
Dans ces showrooms où nous retrouvions toujours les mêmes, mangeant les mêmes macarons Ladurée, sur les mêmes chaises Louis Ghost de Starck, la conversation se plombait parfois soudainement. Dans les années quatre-vingt-dix, les soupçons pesant sur l’absence étaient liés à la crainte du virus HIV. Désormais, même les bien-portants étaient potentiellement infectés. On se méfiait de tout. Les familles ne sortaient plus, par crainte de dépenser trop, les couples par celle de se séparer, les célibataires par l’angoisse de rentrer chez eux, encore plus seuls. Chaque soir, on se demandait ce que le ciel allait faire tomber le lendemain. Orages, tempêtes, plans sociaux en pagaille.
Les nouvelles de New York étaient mauvaises. Les culture vultures avaient déserté
Chelsea, des galeries d’art contemporain avaient fermé. Sur la 45 e Rue, les supermarchés du « tout à 99 cents », proposaient de la jelly pour les cheveux en pots géants, des tests de grossesse et des faux ongles, des anneaux de céréales pastel qui semblaient tous surgis de la même usine chinoise, à l’image du shampoing à la fraise et des sauces barbecue. Les robots semblaient fulminer sous leur paquet de carton défoncé. Même sur la 5 e Avenue, on soldait les costumes : ils étaient devenus les uniformes des chômeurs. Depuis
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