Requiem pour Yves Saint Laurent
600 millions d’euros en 2008, la vente fut un succès : 206 millions d’euros dès le premier soir des enchères, pour un total de 373,5 millions d’euros, fonds en partie réservés à la recherche sur le sida et à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent.
Un tel triomphe ne pouvait qu’être auréolé d’un parfum de scandale : les fameux bronzes chinois, une tête de rat et une tête de lapin d’une hauteur de quarante centimètres, adjugées chacune 15,7 millions d’euros allaient continuer à faire couler de l’encre. L’Association pour la protection de l’art chinois en Europe avait réclamé en référé la suspension de la vente de ces deux objets. La Chine accusa Christie’s de piller son patrimoine. Pierre Bergé avait proposé d’offrir les pièces à Pékin, si le gouvernement chinois donnait « en contrepartie les droits de l’homme et la liberté au Tibet… ». Une proposition qualifiée de
ridicule par le gouvernement chinois. L’affaire allait s’envenimer. Cai Mingchao, propriétaire d’une maison de vente aux enchères, refusa de payer les 31,4 millions. Des menaces de mort s’abattirent sur Pierre Bergé qui avoua qu’au moment de la vente, il avait accepté de se faire suivre pendant quelques semaines par des gardes du corps. Les deux têtes sont toujours enfermées dans une chambre forte, tenue secrète. Deux têtes, lui et lui. Toujours ce double entêtant, qui est là, comme l’aigle de Cocteau.
Leurs deux paires d’yeux avaient-elles jeté des sorts ?
En mars 2009, à Milan, dans son antre de la via Fogazzaro – dont une partie avait été transformée en un ring quadrillé par des rambardes métalliques –, Miuccia Prada fit surgir une armée de visages pâles aux yeux pailletés de rouge ; chignons crêpés et défaits par la tourmente, elles se présentèrent avec des shorts en grosse laine et des cuissardes de pêcheur. Pour elles, des tailleurs masculins coupés dans des laines bouillies, feutrées, juste ceinturées d’un
trait de cuir. On aurait dit des princesses allant au bal, et se retrouvant soudain au cœur des tranchées, les jambes nues et les sacs de médecin rappelaient les ambulancières de 14-18, frileuses et altières sous un manteau d’officier blessé au front.
En avril 2009, quelques jours après l’accrochage de l’exposition Warhol, au Grand Palais, Pierre Bergé fit décrocher le portrait d’Yves Saint Laurent. Il avait été mis avec les couturiers. Et pas avec les génies. Le portrait revint au bercail, comme pour dire « je suis là, c’est ma maison ». Morts ou vivants, les artistes continuent de régner, quand les autres gouvernent.
« Je veux vivre autrement. » Kenzo avait lui aussi vendu sa collection, mais à Drouot. La nouvelle devise dans la mode, c’était « prendre l’air ». Le premier anniversaire de la mort d’Yves Saint Laurent arriva. Une cérémonie fut organisée par Pierre Bergé. Mais sur le carton, il était précisé, cette fois, « Entrée libre ». Il y avait moins de fleurs, on comptait les présents. Hubert de Givenchy les dépassait tous
d’au moins une tête. « Je me méfie de la nostalgie, je n’ai plus l’âge des projets », assura Pierre Bergé. On pleurait un autre mort, disparu dans le crash du vol Rio-Paris. Il était celui qui organisait des événements pour la Fondation. Comme un messager céleste, un pigeon fit son entrée dans l’église Saint-Roch, baignée par la lumière de la Missa Solemnis de Mozart. Midi sonna. Il faisait beau. On se dispersa sobrement.
A Tel-Aviv, l’Institut culturel français organisa un festival de cinéma en l’honneur d’Yves Saint Laurent. J’aimais le retrouver au sommet de cette tour de dix-huit étages, d’où finalement on ne pouvait faire que deux choses : laisser la beauté vous pénétrer, ou fermer les yeux et mourir. C’est ce qu’il avait fait toute sa vie. J’aimais les minutes précédant le crépuscule, une fine résille d’or bientôt anéantie par les ténèbres. Tout me rappelait ses robes, ces drapés sans agrafe, pareils au vent caressant l’écume, je suis là maintenant, et je me souviens de cette sensation bleu-vert des profondeurs, ces écharpes de vent s’enroulant autour du buste, cette façon qu’il avait de vous empor
ter, de vous immerger, de vous prendre, sans rien étrangler, sans rien arracher, avec cette tendresse infinie dont les étoffes gardaient la mémoire. Les nuages
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