Retour à Soledad
avec des hommes, même si tous sont de parfaits gentlemen, lady Ottilia et Gertrude Lanterbach seront à bord. L'honorable Malcolm Murray, mon neveu et gendre, profitera de cette traversée pour rendre visite au représentant de Fraser, Trenholm and Co., à Charleston, afin de régler certaines affaires et les modalités de futurs transports... moins innocents !
Les sourires prouvèrent que l'humour du maître de Soledad était compris de tous.
– Enfin, j'aimerais que Charles Desteyrac, mon autre gendre, se joigne à l'expédition, reprit-il, interrogeant Charles du regard.
Bien qu'ébahi, le mari d'Ounca Lou acquiesça d'un signe de tête.
– J'aurai ainsi l'occasion de connaître cette vie de plantation où tout est, dit-on, élégance, bonne chère, valse lente et marivaudage, confirma-t-il en souriant.
Lord Simon enregistra l'acceptation et crut bon, afin que nul n'en ignorât, de justifier son choix.
– J'ai souvent apprécié le sang-froid et les conseils de Charles Desteyrac, et le fait qu'il y ait à bord du Phoenix un ingénieur français, donc citoyen d'une autre nation neutre, offrira une garantie supplémentaire aux Américains. Et puis, peut-être pourra-t-il obtenir qu'on lui rende le matériel ferroviaire dont nous prive la guerre, ajouta Cornfield, un rien caustique.
Un peu plus tard, tandis que lord Simon réglait avec les marins les détails du voyage, Ottilia vint à Charles.
– Vous savoir de la partie me réjouit et me rassure, car on ne sait ce que nous allons trouver en Caroline du Sud.
– En votre compagnie, la croisière sera un plaisir, quoi qu'il arrive, répliqua Charles, badin, car la perspective d'une évasion ne lui déplaisait pas.
– Nous aurons tout le temps, en mer, de bavarder. J'ai tant à apprendre de vous sur la façon dont nous devrions nous conduire face à cette affreuse guerre, minauda Otti.
– Appareillage après-demain à huit heures, annonça soudain à la cantonade Lewis Colson, alors que Pibia était invité par Cornfield à présenter rafraîchissements et boissons apéritives.
Lord Simon profita du mouvement qui se fit pour prendre le bras de Charles et l'attirer à l'écart, sur la galerie.
– Vous serez mon œil et mon oreille, à bord et chez Bertie. Je fais toute confiance aux marins pour ce qui concerne la traversée, mais je ne voudrais pas, à terre, que Murray se livrât à des excentricités condamnables, ni qu'Otti se querellât avec ses cousins et cousines ou d'autres familles de planteurs. Ces gens sont des esclavagistes, certes, mais ils sont menacés dans leurs personnes et leurs biens. Ils ne peuvent espérer notre approbation, mais notre compassion leur est acquise... et nous avons besoin de leur coton ! Vous me comprenez, n'est-ce pas ?
– Je vous comprends, lord Simon. Compassion contre coton ! fit Charles, ironique.
– Sacré Français ! Toujours moqueur ! Mais vos filatures ne sont pas mieux loties que les nôtres, savez-vous !
– Je le sais. Les ouvriers cotonniers français ne se soucient pas plus des esclaves que leurs compagnons anglais. Pour eux, et pour d'autres, la guerre civile américaine se réduit à ce qu'on nomme dans les journaux la famine du coton. Car, du fait de cette pénurie, on compte plus de trois cent mille chômeurs en Seine-Inférieure 1 et dans les Vosges. Ma mère m'écrit que des enfants vont mendier de la nourriture dans les fermes, qu'on fait des quêtes dans les églises et que l'on va ouvrir, en France, une souscription nationale pour les ouvriers de Rouen, tombés dans la misère, compléta Charles.
– C'est pourquoi, mon cher Charles, votre formule, « compassion contre coton », est d'un poète. Elle ne suffit pas à faire tourner nos filatures. Nous devons matérialiser, oui, matérialiser notre compassion, si nous voulons avoir du coton !
– Je sais comment, des chantiers de la Clyde à ceux de Bordeaux, des Bermudes à Nassau, des gens s'emploient à « matérialiser » la compassion ! ironisa Charles.
– Cela n'est pas votre affaire, mais la mienne et celle de Murray, repartit lord Simon d'un ton sec.
– Je n'ai, en effet, rien à dire, et ne vous confonds pas avec les fabricants de canons, corrigea Charles.
– Sachez que nous ne livrons pas d'armes aux esclavagistes, seulement des médicaments, des denrées et objets qui font défaut aux États agricoles du Sud,
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