Retour à Soledad
peut-on avoir de telles pensées ? s'écria Ounca Lou.
– Ma chère, ces gens, issus le plus souvent de la classe moyenne ou du riche négoce, ont parfois de l'instruction, mais ni goût ni jugement. Il leur manque la bonne éducation familiale qui fixait des limites aux libres fantaisies. Ces parvenus détestent les aristocrates bohèmes, ne s'intéressent pas aux arts, tiennent les peintres préraphaélites pour décadents. Ils condamnent même le patriotisme, veulent l'universel et se prennent pour de profonds penseurs. Leur journal est le Punch , qui ne respecte rien ni personne, précisa Murray.
– Il est vrai que, dans les salons, on discute sur les passions et leurs mouvements sans émotion ni scrupule, ajouta Gertrude Lanterbach.
– Les passions sont des maladies ! déclara Carver, péremptoire.
– N'avez-vous jamais été atteint d'une de ces maladies ? demanda par amusement Charles Desteyrac.
– Si... une fois, et la convalescence fut longue. Jusqu'à ce que j'accède à la désespérante douceur du renoncement, avoua le major, devinant l'allusion.
– Voilà un vrai philosophe, déclara lord Simon en donnant une bourrade affectueuse à son vieil ami.
Un peu plus tard, Ottilia confia à Ounca Lou et à Lamia qu'au cours d'une quinzaine de jours passés à Paris, elle avait couru les boutiques avec Gertrude. Elle s'était rendue chez un couturier anglais, depuis peu installé 7, rue de la Paix. Charles Worth accueillait toutes les dames de la bonne société dans des salons peuplés de statues et abondamment fleuris. Cet ancien employé de Swan and Edgar, à Piccadilly, et d'Allenby, le fameux coupeur de Regent's Street, habillait maintenant l'impératrice Eugénie, la princesse de Metternich et de nombreuses dames de la cour impériale.
– Et aussi, ajouta Ottilia, une certaine comtesse Virginie Oldoni qui aurait eu des bontés pour l'empereur Napoléon III. À cette Italienne légère, Hertford a, dit-on, offert une somme énorme pour passer la nuit dans son lit.
– Aucune femme ne vaut ça ! intervint Uncle Dave qui, comme d'autres, s'était indiscrètement rapproché pour entendre les confidences de la fille de Cornfield.
– En tout cas, je peux vous dire que Hertford en voulait et en a pris pour son argent, mesdames. Exténuée, la comtesse a dû garder le lit... seule, pendant trois jours, pour se remettre ! Je tiens ça du conservateur du musée du Louvre, le comte Horace de Viel-Castel, rapporta Malcolm.
– Ce sont des ragots parisiens, coupa Lamia qui détestait la grivoiserie.
– Avez-vous acheté une robe à ce Worth ? demanda Ounca Lou.
– Trois, ma chère, offertes par mon père. Une du soir, que vous verrez bientôt, et deux de promenade et de visite, dont une, divine, en crêpe de chine couleur céladon, que j'ai portée au Derby avec un chapeau de Mme Virot, la première modiste de Paris.
– Et encore, qu'avez-vous trouvé de si étonnant dans ces boutiques où les dames de qualité, comme vous, lady Ottilia, risquent de côtoyer ce qu'on appelle, je crois, à Paris des courtisanes ? demanda, aigre et puritaine, Margaret Russell.
Cette femme à qui toute l'île reconnaissait des qualités de cœur indéniables et un grand dévouement à ses élèves indigènes, considérait les frais de toilette comme dépenses immorales. Elle pensait que les livres sterling consacrées aux fanfreluches eussent été mieux employées à secourir les pauvres, si nombreux dans les bas-fonds londoniens. L'épouse du pasteur ne portait, comme ses deux filles, que des robes de fabrication familiale, informes et boutonnées jusqu'au menton.
Malcolm vit au regard d'Ottilia qu'elle ne pensait plus qu'à scandaliser Margaret, nommée par elle depuis l'enfance Miss Damper 2 .
– Chère madame, je me suis offert le plus coquin des corsets, bordé de dentelles, de longs pantalons de batiste et des bas de soie si fins qu'ils ne peuvent cacher un grain de beauté. Quand vous viendrez me voir et qu'il n'y aura pas de messieurs, je vous montrerai ce qu'est aujourd'hui la lingerie d'une femme élégante, se moqua Otti.
Si Charles Desteyrac avait attendu de ses amis des informations et une réflexion politique sur le Paris de Napoléon III et du préfet Haussmann, il eût été déçu.
Tous avaient apprécié les grands travaux et la vie mondaine du second Empire. Les bals de la cour, les
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