Robin
ne pouvait oblitérer la distance qui les séparait
depuis si longtemps. À voix basse, il lui adressa un sobre adieu et retourna
sur le champ de bataille.
Des images de chaos jaillissaient
dans son esprit – un combat désespéré entre des Bretons surpassés en
nombre comme en armes et des chevaliers ffreincs vêtus de lourdes et imposantes
cotes de mailles. Il vit le sang flotter telle une brume dans l’air au-dessus
du massacre, entendit l’écho de l’acier qui s’entrechoque, le bruit des lames
qui pénètrent le bois et les os, les cris vite éteints des hommes et des
chevaux mourants.
Regardant en direction du bois au
nord, il aperçut une volée d’oiseaux frénétiques profiter du repas offert. Ils
voletaient çà et là en se disputant leurs proies avec avidité, battant des
ailes les uns contre les autres. Il arracha quelques pierres de la rive et se
mit à courir dans la direction des charognards emplumés en leur jetant ses
projectiles. Guère pressés de quitter leur monticule de chair, les oiseaux
mécontents reprirent leur festin aussitôt le flot de pierres tari. Bran
s’empara d’une nouvelle poignée de roches et, criant à pleins poumons, les leur
lança. L’un des projectiles cueillit au vol une corneille gourmande et lui
brisa le cou. L’animal blessé s’effondra en battant des ailes dans un ultime
effort pour s’envoler ; Bran lui décocha une autre pierre pour l’achever.
L’endroit était couvert de
broussailles et de branches provenant des fourrés et des arbres qui longeaient
la rive. Après avoir ramassé un bâton, Bran se précipita sur les mangeurs de
chair ; ces derniers sautillaient pour esquiver ses coups, peu décidés à
céder du terrain. Le prince, criant comme un démon, les fouettait de sa branche
pour les chasser. Ils finirent par s’envoler à contrecœur, criant leur
indignation à la face du ciel comme Bran ôtait les branchages pour mettre à nu
une masse informe de corps.
Le bâton tomba de sa main, et le
jeune homme chancela en arrière, submergé par la calamité qui avait pris les
vies de ses parents et amis. Les oiseaux avaient fait ripaille. Des orbites
béantes trouaient les visages, dont la chair avait été arrachée, là où
autrefois il y avait eu des yeux ; les cages thoraciques étaient
déchiquetées au point de laisser apparaître les viscères. Ceux qui jadis
avaient été des humains n’étaient plus que de la viande pourrissante.
Non ! Ces hommes, il les avait
connus. Des amis, des compagnons de chevauchée, de chasse, de beuverie –
certains d’entre eux faisant partie de sa vie depuis toujours. Ils lui avaient
appris l’art de la traque, lui avaient enseigné celui du combat avec des armes
en bois émoussées qu’ils avaient fabriquées de leurs propres mains. Ils
l’avaient relevé quand il tombait de cheval, avaient corrigé son tir quand il
s’entraînait à l’arc, et, en cours de route, lui avaient appris une bonne
partie de ce qu’il connaissait de l’existence. Leurs yeux arrachés, leur visage
livide portant les premières marques de la décomposition, leur corps brisé déjà
boursouflé… c’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
Tandis qu’il regardait fixement
l’enchevêtrement de membres et de torses ensanglantés, quelque chose en lui se
brisa – comme si le ligament d’un tendon lâchait soudainement sous l’effet
d’un poids trop lourd à porter. Son âme fut emportée dans un tourbillon de rage
sanglante. Sa vision se rétrécit, et ce qui l’entourait prit des contours plus
acérés, plus durs, mais comme distants. Bran avait l’impression de contempler
le monde depuis un tunnel rougeâtre.
Un autre monticule s’élevait à
proximité – lui aussi grossièrement recouvert de branchages et de
broussailles. Bran s’y précipita, dégagea la végétation et, sans même
comprendre ce qu’il faisait, entreprit d’escalader le tas informe de corps
brisés. Il tomba à genoux et commença à tirer sur les bras des cadavres comme
pour forcer leurs propriétaires à se réveiller. « Levez-vous ! Ouvrez
vos yeux ! » Il supplia un visage connu : « Evan,
debout ! » Puis un autre : « Geronwy ! Les Ffreincs
sont ici ! » Il se mit à crier tous les noms dont il se
souvenait : « Bryn ! Ifan ! Oryg ! Gerallt !
Idris ! Madog ! Debout, vous tous !
— Bran ! » Choqué et
inquiet, frère Ffreol accourut pour l’arracher à son morbide ouvrage.
« Bran,
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