Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Romandie

Romandie

Titel: Romandie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
Vom Netzwerk:
secret bancaire, que la
meilleure de toutes les meilleures tables était celle qui se trouvait dans un
angle de la salle à manger, côté jardin, sous le portrait de Raleigh, favori de
la reine Elizabeth et explorateur. Sa dévolution faisait l’objet de considérations
particulières et de critères acceptés. Entraient en ligne de compte, non
seulement l’ancienneté du membre, mais sa notoriété, sa carrière et son état de
santé. Généralement, on ne pouvait prétendre à cette place tant qu’on se
montrait résolument ingambe et bien portant. Celui à qui le maître d’hôtel
proposait un jour cette table savait qu’il s’asseyait à la place d’un mort et
qu’à partir de ce jour on guetterait sur sa mine les avancées de la sénilité ou
de la maladie. Les initiés, que leur jeune âge tenait encore éloignés de cette
table, la nommait entre eux starting gate ! On disait couramment, en
découvrant un nouvel occupant à la table du fond : « Tiens, lord
Untel est dans le starting gate ! » Et l’on attendait de voir
qui lui succéderait.
    — Cette méthode qui peut paraître désobligeante, expliqua
Keith, est en fait salutaire, car elle rappelle à l’homme, quels que soient son
rang et sa fortune, qu’il est mortel, que le temps approche où il devra céder
sa place – cette place à table qui prend valeur de symbole – à un
successeur. Et cela a des effets bénéfiques, croyez-moi, monsieur, sur le caractère
et même sur la moralité du personnage. À cette table, on se met à réfléchir, à
méditer, à faire retour sur soi-même. En s’y asseyant pour la première fois, beaucoup
éprouvent de la nostalgie ; d’autres comptabilisent regrets ou plaisirs
passés. Certains trouvent des remords sous leur serviette ! On a vu de
vieux viveurs impénitents, des gens peu scrupuleux, qui avaient usé leur vie à
tromper leur femme et à vilipender leurs fermiers, qui s’étaient montrés
souvent injustes, arrogants, mauvais en un mot, et qui soudain s’humanisent, se
mettent à s’intéresser aux autres, font des dons aux pauvres, conversent aimablement
avec les serviteurs, laissent de plus gros pourboires aux valets, ont des mots
gentils pour le groom du vestiaire, dont ils avaient, jusque-là, voulu ignorer
l’existence. Bref, on a le sentiment que l’occupant du st arting gâte se
bonifie en se préparant à quitter la vie, le plus étrange des clubs ! C’est
peut-être le miracle de la table du fond ! Celle d’où l’on voit toute la
salle, tous les convives, ses amis et ses adversaires au boston et au poker, ceux
qu’on apprécie, ceux qu’on déteste.
    Au centre de la salle à manger figurait un pupitre d’acajou,
devant lequel un gentleman à mine sévère, se caressant machinalement le menton,
semblait méditer sur un texte biblique. Ce texte n’était que le menu du jour et
la méditation du membre, qu’Axel sut plus tard être un dirigeant des Lloyd’s, portait
sur une douloureuse hésitation entre la selle d’agneau et le rôti de bœuf !
Quand le butler eut noté les plats retenus sur une feuille de papier aux
armes du club, il céda sa place à Keith pour le même cérémonial. Axel opta pour
la selle d’agneau et, le banquier lui ayant annoncé qu’ils ne seraient pas
servis avant une demi-heure, tous deux gagnèrent la bibliothèque, que l’on
disait être l’une des plus complètes de Londres dans le domaine maritime. Au
plafond, entre les moulures dorées, des vaisseaux peints à fresque sur une mer
houleuse se canonnaient allègrement.
    — Trafalgar, dit à voix basse John Keith en levant l’index.
    Ce simple chuchotement suffit pour que deux messieurs, enfoncés
dans des fauteuils à oreillettes, lèvent, au-dessus de leur journal, des regards
réprobateurs. Axel sortit sur la pointe des pieds. La bibliothèque, lieu de
silence absolu, devenait, affirma l’Anglais, lieu de sieste après le lunch.
    — Les ronfleurs sont secoués par les valets dès qu’ils
se font entendre. Les récidivistes sont courtoisement invités à se rendre au w riting
room où le silence n’est pas de rigueur. En fait, les ronfleurs qui se
connaissent comme tels vont ronfler tout à leur aise dans le parc où ils
trouvent, disposés hors des allées, des fauteuils d’osier confortables.
    — Mais l’hiver ? interrogea Axel.
    — Ils s’en vont dormir dans une chambre du club, vraie
cellule de moine, ou rentrent chez eux.
    Le repas terminé, Axel Métaz

Weitere Kostenlose Bücher