Romandie
secondes noces une Bernoise fortunée dont les toilettes et les dépenses lors
du jubilé de 1835 avaient fait scandale chez les pasteurs genevois – et
elle quitta brusquement son siège. Droite, rigide, telle l’Athéna guerrière, elle
foudroya la marraine d’Axel et sa belle-mère d’un regard acéré.
— Je vois que le milieu huppé et médisant, qui semble
avoir été votre seule fréquentation en Angleterre, n’a pas eu l’heur de vous rendre,
l’une et l’autre, plus tolérantes. La charité chrétienne, dont vous faites si
grand cas, et que, moi, je pratique, m’interdit de poursuivre cette vaine
querelle qui n’a rien de théologique. Il m’est douloureux de constater que, plus
de deux siècles et demi après la Saint-Barthélemy, un fond de haine à l’encontre
des réformés subsiste encore chez certains papistes ! Bonne nuit, chère
mère, et à vous aussi, Flora. Que le Seigneur nous inspire à tous prudence de
langage, générosité de pensée, fraternité de cœur.
Ayant ainsi clos ce que Ribeyre appela plus tard un sermon,
Élise quitta le salon, laissant confuses et sans voix ses deux interlocutrices.
Blaise, irrité par ce nouvel incident, se tourna vers
Charlotte et Flora. Voyant son œil noisette virer au brun, elles comprirent
toutes deux que le général n’était pas d’humeur à entendre leurs commentaires.
— Le voyage et la traversée vous ont fatiguées, mesdames,
vous feriez bien, comme Élise, d’aller dormir, suggéra-t-il.
Le ton était d’un ordre.
— Vous avez raison, Blaise. Nous sommes fatiguées et
cette discussion m’a épuisée, dit Charlotte en se dirigeant vers la porte.
Flora lui emboîta le pas, après avoir embrassé son mari.
— Ne vous attardez pas trop, vous-mêmes, dit-elle, prévoyant
que les trois hommes allaient boire et fumer en commentant la dispute.
Axel apprécia, cette nuit-là, de ne pas dormir dans la même
chambre que sa femme. Une telle algarade, au temps où il partageait la couche d’Élise,
lui eût valu des retombées coléreuses contre les papistes en général, sa mère
en particulier, et une critique acerbe de sa propre passivité. En tant que
fidèle de la religion réformée, n’aurait-il pas dû soutenir sa femme contre sa
mère !
Pensif, il ralluma sa pipe et se tourna vers son père et
Ribeyre occupés à bourrer la leur.
— Nous venons d’assister à un nouvel épisode des
guerres de religion, dit-il, se forçant à prendre la dispute à la légère.
— « Les querelles ne dureraient pas longtemps si
le tort n’était que d’un côté [115] », cita
Ribeyre en posant une main affectueuse sur l’épaule d’Axel.
— Buvons à nos vaillantes épouses qui combattent pour
même et seul Dieu ! conclut Blaise en levant son verre.
La campagne française était belle en cet été 1838 et les
attelages des Fontsalte la traversèrent au petit trot, dans le temps des
moissons, sous un soleil de feu. Comme l’avait espéré Trévotte, le général
ordonna une étape à Meursault, ce qui fournit à Flora et à Charlotte un nouvel
auditoire et l’occasion de réciter aux accueillants vignerons, parents de Titus,
une version plus affinée que les précédentes du couronnement de la reine
Victoria. La recommandation d’Axel à sa mère et à sa marraine, de ne plus évoquer
désormais « l’ostracisme religieux » du serment royal, évita toute
irritation chez Élise. La fille du pasteur eut même la courtoisie, qu’apprécia
son mari, de feindre une attention soutenue au récit de Charlotte et de Flora, qui
n’était plus, pour elle, inédit ! Le repas, digne de la table du Téméraire,
le bouquet suave et chaleureux du vin doré que servirent les hôtes engendrèrent,
chez les voyageurs, la même bonne humeur qui préside aux agapes bourguignonnes.
Quand les berlines reprirent, le lendemain, la route de Lausanne, l’altercation
de Dieppe semblait, depuis longtemps, oubliée. On vit même Charlotte et sa bru
partager, au relais de Dijon, un pain d’épice en forme de cœur. Ribeyre fit
observer à Axel combien lui paraissait symbolique, presque eucharistique, cette
manducation gourmande !
Les voyageurs, maintenant pressés de regagner leurs pénates,
décidèrent d’éviter Genève et de prendre au plus court pour Lausanne, en
passant le col de la Givrine, à plus de mille deux cents mètres d’altitude. La
saison rendait praticable cette route de montagne, étroite et sinueuse, que
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