Romandie

la
neige couvrait, parfois, dès le commencement de l’automne.
    Quand apparut dans la descente, passé le village de
Saint-Cergue et les derniers lacets, le Léman bleu, lové au pied des montagnes
de Savoie, amphithéâtre de rocs et de forêts ouvert sur le pays de Vaud, Axel
eut la gorge nouée par l’émotion. Ses compagnons de voyage, Blaise et Claude, les
femmes occupant l’autre berline, furent aussi sensibles à la beauté unique du
site offert à leurs regards et le dirent chacun à sa façon. Axel, lui, se tut. Trop
de poètes, de Rousseau à Byron, avaient tenté de définir en termes choisis, parfois
lyriques, ce décor magique, pour que toute émotion traduite en mots ne parût
banale, pédante, vaine ou répétitive. Chez ce Vaudois, les retrouvailles avec
son lac après une absence produisaient une sorte de saisissement exquis, une
allégresse sensuelle, le bien-être que procure une profonde aspiration après
une contrainte, l’indicible sensation, quasi cosmique, de se trouver en
parfaite harmonie avec la nature, le retour à l’équilibre entre physique et mental,
que confère l’absence de désir.
    À partir de Nyon, sur la route côtière, Axel voulut
apprécier l’état du vignoble, ordonné sur les parchets, où les hommes, fossoir
en main, s’activaient au retersage [116] et chassaient la
mauvaise herbe.
    — Si le temps chaud se maintient, la vendange sera
précoce, observa-t-il, avant de réclamer un arrêt pour voir de près et palper, entre
pouce et index, le grain de raisin nouveau-né, à la pulpe encore ferme mais
prête à se gorger de suc.
    Une inquiétude lui vint cependant en découvrant, au bas de
certains ceps, les anneaux grisâtres du pourridié, maladie de la vigne qui
avait, depuis quelques années, tendance à s’étendre. Sur un parchet désert, proche
de la route, il arracha un échalas pour examiner sa pointe enterrée. Comme il
le craignait, il la trouva humide, moisie et couverte de minuscules champignons
blancs. Il repiqua l’échalas et vint reprendre place dans la berline. Blaise, qui
avait suivi son manège, curieux, l’interrogea.
    — Que vous a dit ce piquet ? demanda-t-il, sachant
combien les vignerons sont attentifs aux signes sibyllins que la vigne adresse
à ses servants.
    — Il m’a dit que, cette année, le blanc s’est mis à la vigne
de la Côte. C’est une moisissure qui fait dépérir les ceps. Elle vient de l’humidité
souterraine profonde qui remonte à la surface. Quand il fait très chaud, comme
aujourd’hui, elle exhale une condensation, à vingt ou trente centimètres du sol,
ce qui provoque des moisissures au pied des ceps. Mais cela n’arrive que si le
drainage du parchet a été négligé ou si des infiltrations d’eau sont passées inaperçues.
J’espère que Lavaux est épargné et que Samuel, en qui je n’ai plus pleine
confiance, comme autrefois en mon parrain Simon, a bien nettoyé les coulisses [117] afin que nos vignes soient convenablement drainées, au contraire de celle que
je viens de voir, expliqua Axel, visiblement préoccupé par son diagnostic.
    Le soir même, après s’être séparé des Fontsalte et des
Ribeyre de Béran à Lausanne, Axel, Élise et leurs fils retrouvèrent Rive-Reine,
bien aise, après un long voyage, de goûter la fraîcheur du soir sur la
terrasse-jardin de leur maison. Le regard perdu dans les étoiles, Élise tendit
le bras et prit tendrement la main de son mari.
    — Ne sommes-nous pas heureux ainsi, chez nous ? demanda-t-elle.
    — Nous devons être heureux en effet, concéda Axel, en
qui montait ce soir le désir de posséder, comme autrefois, cette femme dans le
plein éclat de sa maturité.
    — Nous devons, dites-vous ! Comme si cela
impliquait un choix, un effort, une volonté, s’étonna-t-elle.
    Comme Axel ne répliquait pas, elle abandonna la main de son
mari pour joindre les siennes en un geste de prière.
    — Nous devons surtout remercier Dieu, chaque jour, pour
ce qu’il nous octroie de bonheur en ce monde, où l’on compte encore tant de
misère, reprit-elle avant de réciter, les yeux clos, un psaume d’action de
grâce.
    L’oraison achevée, se tournant vers le fauteuil de rotin
occupé par Axel, elle fut stupéfaite de le trouver vide. Son mari s’était
éclipsé. Alors qu’elle s’interrogeait sur cette attitude, un clapot sur la rive
l’incita à s’avancer au bord de la terrasse qui dominait le lac. Elle vit Axel,
courbé sur les avirons de sa