Romandie
inacceptable, émoi volatil, perdrait son charme
composite aussitôt que révélé.
6
Chaque année, en septembre, les vignerons nettoyaient les
brantes, graissaient la vis du pressoir et les essieux des chars, purifiaient
les grands foudres de chêne où fermenterait, sur lie, le vin nouveau. Sur les
berges du lac, les commis des négociants rinçaient, avant de les remplir d’eau
claire, les tonneaux destinés au transport des crus vers les tavernes, auberges,
bars à vin, épiceries. Il s’agissait de faire gonfler et se resserrer les
douves des fûts vides qui, disjointes, eussent laissé échapper le sang de la
vigne. Une odeur douceâtre de rinçure vineuse se répandait alors au bord du lac,
devant la place du Marché, et le roulement des fûts sur les galets effrayait
les canards, qui s’éloignaient de la rive en nasillant. Sous un soleil tiède, toute
la ville se préparait à la fête séculaire de l’automne, la vendange.
À Rive-Reine comme ailleurs, on supputait l’importance de la
récolte, tandis que Samuel Fornaz, de plus en plus taciturne, recevait, avec l’intendant
Régis Valeyres, les hommes et les femmes venus se faire embaucher pour la
proche cueillette. La réputation de sérieux et de générosité des Métaz
dispensait Axel de mettre une annonce dans le journal, ou une affichette au
temple, pour recruter vendangeurs et vendangeuses. Ceux qui, d’année en année, certains
depuis l’enfance, cueillaient le raisin dans les vignes de cette famille
étaient assurés d’un bon salaire et, surtout, d’un ressat copieux, bien arrosé
et gai, quand la grappe serait rendue au pressoir.
Martin Chantenoz ne s’intéressait au vin qu’au moment où l’on
remplissait son verre et rechignait à monter à Belle-Ombre avec Axel, depuis
que sa trop faible vision le privait du spectacle lacustre, qu’il avait si
souvent commenté de façon lyrique. Du lac, gemme changeante, sertie dans le
cirque des montagnes, tantôt émeraude, tantôt lapis-lazuli, parfois opale, plus
rarement, sous l’orage, calcédoine cendrée, Martin connaissait toutes les
teintes. Admettre qu’il ne les distinguait plus eût augmenté son affliction. Aussi,
son ancien élève ne l’invitait-il plus à gravir les parchets jusqu’à sa maison
des vignes. En revanche, le professeur passait, presque chaque soir, à
Rive-Reine en revenant de la pension Sillig pour, disait-il, oublier la
spéculation philosophique et deviser avec des humains aux préoccupations plus
concrètes en vidant avec ses amis une bouteille de saint-saphorin ou d’épesses.
En le voyant arriver, joyeux, sa canne à la main, Axel comprit,
ce soir-là, que le professeur détenait une information cocasse ou d’importance.
Après s’être heurté à plusieurs meubles, avoir deux fois trébuché sur les
marches de la terrasse, Martin s’assit, guidé par Louis Vuippens, autre
visiteur quotidien. Le professeur ne les fit pas languir.
— Savez-vous qui est à Vevey en ce moment, mes bons
amis ? Victor Hugo, oui, Victor Hugo soi-même, accompagné d’une créature
qui n’est pas M me Hugo, je vous l’assure. D’ailleurs, il voyage
incognito et le couple se fait appeler M. et M me Gaud. Ceux
qui se demandent pourquoi ce nom plutôt qu’un autre devraient comprendre aisément
que cela correspond, en phonétique, à la dernière syllabe de Hugo. Les
voyageurs, venus de Fribourg, sont arrivés hier, au milieu de l’après-midi, et
le poète est aussitôt monté à l’église Saint-Martin.
— Pour faire ses dévotions ? risqua Vuippens, ironique.
— Non, Louis, pour méditer, m’a dit la vieille qui fait
office de bedeau, devant les caveaux de Ludlow et Broughton, ces deux Anglais, amis
de Cromwell, qui sont venus mourir chez nous, à la fin du XVII e siècle, après avoir
condamné à mort Charles I er . Il paraît qu’il a pris quantité de
notes dans un carnet et qu’il a marmonné contre les réformés, nous accusant d’avoir
dépouillé et « fait un nettoyage barbare » – ce seraient ses
propres mots – de l’ancienne église catholique. Il semblait regretter l’absence
d’autels, chapelles, reliquaires, statues de saints, vitraux édifiants.
— Tous les catholiques qui visitent Saint-Martin disent
la même chose. Il subsiste dans le papisme un goût païen des idoles ! jeta
Élise, abandonnant son ouvrage au crochet pour se mêler à la conversation.
— Il est vrai que les premiers calvinistes ont
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