Romandie
détruit
de belles œuvres de l’art chrétien, observa Vuippens.
— Le vrai chrétien n’a aucun besoin d’art dans les
temples, Louis. Rien ne doit distraire de la prière et de la méditation, reprit
M me Métaz.
— Permettez à un protestant de vous dire, chère Élise, que,
sans les papes, qui ont fait décorer les sanctuaires catholiques par
Michel-Ange, Raphaël, Vinci et d’autres, nous n’aurions pas aujourd’hui le
fabuleux plafond de la Sixtine ni bien d’autres merveilles. Tiens, nous n’aurions
même pas une représentation du massacre de saint Maurice et de la légion
thébaine, si Urbain VIII n’avait demandé au Bernin d’illustrer, de manière
grandiose, d’une peinture aujourd’hui célèbre, cet épisode qui appartient à l’histoire
du Valais, riposta Chantenoz en s’animant.
Pour couper court à ces échanges, dont il redoutait les
développements, Axel relança son vieux mentor sur la visite de Victor Hugo à Vevey.
— Le poète doit-il séjourner longtemps chez nous ?
— Il est reparti pour Lausanne à quatre heures cet
après-midi. Ce matin, il a visité le château de Chillon. Il a voulu voir le
cachot de Bonivard mais, plus respectueux que Byron, il n’a pas gravé son nom
sur la colonne de l’enchaîné, rapporta Martin. Et puis, hier soir, après le
souper, si j’en crois deux de mes élèves qui habitent l’entre deux villes, il
aurait arpenté la rive jusqu’à La Tour-de-Peilz, compléta-t-il.
Élise ajouta une information :
— Ma voisine, M me Chavan, qui rentrait
au clair de lune de chez sa mère, souffrante, a vu, au bord du lac, un bel
homme brun, au front sévère, vêtu d’une redingote noire, qui, bras croisés sur
la poitrine, fixait le lac ou la dent d’Oche. Il semblait absorbé dans la contemplation
du paysage éclairé par la lune. Il lui a cependant jeté un regard au passage.
« Un de ces regards masculins qui vous déshabillent », m’a-t-elle dit.
Mais il est vrai que Lisette Chavan croit que tous les hommes la convoitent. Peut-être
était-ce le poète ?
— Probable ! s’exclama Chantenoz. C’est un homme
qui se retourne sur tous les jupons. En tout cas, Vevey lui a plu. Il a trouvé
notre ville jolie, propre, anglaise – on peut se demander pourquoi ! –
et chaude par rapport à Lausanne, a-t-il dit au propriétaire de l’hôtel de
Londres, qui ne l’avait pas, d’abord, reconnu bien que son portrait soit fort
répandu [127] .
— Nous aurions été heureux de l’inviter au Cercle du
Marché, s’il s’était, au moins, fait connaître, regretta Vuippens.
— J’ai lu dans la Revue suisse que le poète doit
se présenter pour la troisième fois à l’Académie française. Les critiques
estiment qu’il y a sa place, observa Axel.
— Parlons-en, de l’Académie ! s’écria Chantenoz, soudain
excité. Des cuistres, des courtisans, ces bicorneux ! Savez-vous qu’ils
ont préféré donner le Grand prix offert par Napoléon Gobert, filleul de l’empereur,
à Augustin Thierry plutôt qu’à notre Sismondi, membre associé de l’Académie des
sciences morales depuis 1833 ! Jean-Charles, qui va sur ses soixante-six
ans, a derrière lui une œuvre considérable, une œuvre d’historien européen, une
œuvre dont s’inspirent déjà les économistes [128] . De L’Histoire
des Républiques italiennes jusqu’à L’Histoire des Français, en
passant par ses Études sur l’économie politique, cela représente tout de
même autre chose que les Récits des temps mérovingiens, qui valurent à M. Thierry
la place de bibliothécaire du duc d’Orléans ! Qu’on ait couronné un
historien romantique qui publia, il y a dix ans, une Histoire de la conquête
de l’Angleterre par les Normands, fondée sur un faux, qu’il prit pour
argent comptant, démontre la partialité du jury ou sa totale incompétence, conclut
rageusement Martin.
— Les académiciens français, mon cher, sont
conservateurs par nature. Le fait même qu’on les dise immortels les incite au
conservatisme ! Jean-Charles Sismonde, qui préfère se faire appeler
Sismondi, s’est trop compromis avec les carbonari réfugiés à Genève. Rappelez-vous,
il les recevait, parfois les cachait, chez lui, à Chêne. Il leur distribuait
des subsides, leur procurait des passeports. Et puis ne s’est-il pas déclaré
partisan du mariage civil, n’a-t-il pas, récemment, demandé la dissolution de
la Compagnie des Indes ? Que peuvent
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