Romandie
appartement dans un des
quartiers huppés de Lausanne, place Saint-François. Axel embrassa Tignasse avec
émotion. Sous ses cheveux blancs, aussi drus et frisés qu’au temps où ils
étaient de jais, elle lui apparut, telle une petite femme sèche, chagrine, à
qui, contrairement aux souvenirs qu’ils avaient échangés lors de leur précédente
rencontre au tir fédéral d’Aarau, en 1824, il eût été indécent de rappeler
abruptement le passé. Et cependant, le visage maigre et strié de rides de l’Italienne
restait éclairé, lumière disproportionnée, par ce regard de braise qui
impressionnait autrefois les clients de l’épicerie Jardin des Gourmandises, à
La Tour-de-Peilz.
À l’issue du repas de fin d’année, auquel Tignasse fut
naturellement conviée, Axel tint à prouver à celle qui l’avait initié avec une
fougue rustique aux gestes de l’amour qu’il n’oublierait jamais une expérience
souhaitable à tous les garçons. Hors de toute présence étrangère, il montra à
Rosine le sucre d’orge que l’épicière, rejoignant alors son mari à Rome, lui
avait laissé en souvenir de leurs égarements amoureux. Rangée dans un étui de
bois et revêtue de son emballage d’origine, la friandise rancie fut aussitôt
reconnue par la sœur de Flora.
— C’était en 1815, souffla Axel.
— Mon Dieu, mon ami, cela fait plus de vingt-cinq ans… et
tu te rappelles encore le Jardin des Gourmandises ?
— Ce fut pour moi, Rosine, le premier jardin des
délices.
— Tais-toi, Axel ! Une vieille femme ne peut plus
entendre ces choses !
— Moi aussi, je suis vieux, Rosine ! Voyez mes
cheveux blancs ! dit Axel en posant un doigt sur sa tempe.
— Ah, vaurien de Vaudois, vieux à quarante ans ! C’est
avec ça, et maintenant, que tu vas plaire aux jeunes filles, comme autrefois le
jeune garçon plut à la femme mûre qui aurait pu être ta mère, dit M me Mandoz
retrouvant le sourire.
— Et ce fut bien ainsi, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Ce fut bien ainsi, oui, admit-elle d’une voix voilée.
D’un geste sûr, Axel rompit le sucre d’orge en deux parts
égales et en tendit une à Tignasse qui reçut, larmes aux yeux, cette relique, gage
désuet d’un secret partagé.
Depuis leur retour de Paris, Blaise de Fontsalte et Claude
Ribeyre de Béran avaient attendu de revoir Jean-Abram Noverraz, pour savoir
comment s’était passée à Sainte-Hélène l’exhumation des restes de l’empereur. Ils
se fiaient peu aux comptes rendus des journaux, essentiellement consacrés aux
cérémonies parisiennes. L’ancien valet de Napoléon n’avait pas assisté aux
funérailles des Invalides. Fatigué, brisé par une succession d’émotions fortes,
il était, semblait-il, rentré de Paris en Suisse sans s’attarder. Dès le
lendemain de son arrivée à Lausanne, il avait été assailli par ses amis et
relations, curieux de connaître, eux aussi, ses impressions. Méthodique et conscient
d’être le témoin privilégié d’un événement exceptionnel, M. Noverraz avait
tenu le journal de son voyage à Sainte-Hélène. Il n’avait pas hésité à le
confier aux deux généraux [141] .
Le Vaudois rapportait que, le mercredi 7 octobre 1840, à
huit heures du soir, la vigie de la Belle Poule avait signalé l’île de
Sainte-Hélène. « Le lendemain matin nous étions en vue de Longwood, notre
ancienne habitation. Il est impossible d’exprimer ce que j’éprouvais. Nous
passâmes près de cet affreux rocher, où j’avais été plusieurs fois à la chasse
aux chèvres. Tout l’équipage considérait cet affreux pays dans un grand silence »,
écrivait-il.
Le 9 octobre, à neuf heures du matin, l’ancien valet
avait débarqué avec le général Bertrand, Emmanuel de Las Cases et Marchand. Tous
quatre s’étaient immédiatement rendus au tombeau, dans le vallon où, sous les
arbres, dix-neuf ans plus tôt, ils avaient assisté à la mise en terre de
Napoléon. « Nous l’avons trouvé comme nous l’avions laissé [le tombeau] excepté
qu’il n’y a plus qu’un des anciens saules debout, les quatre autres sont tombés
de vieillesse. On en avait planté plusieurs, ainsi que des cyprès. […] Le
gardien nous a reconnus et a bien voulu nous donner des branches du saule qui
reste debout, ainsi qu’à chacun un morceau des vieux troncs. Nous avons été
heureux d’avoir été des premiers. Quant à ce que j’ai éprouvé, je le laisse [à
imaginer ?] aux
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