Romandie
disaient soudain toute la
détresse.
Un silence contraint, que troublaient seuls les sanglots de
Flora et de Charlotte, assises et blotties l’une contre l’autre sur les marches
du perron, s’abattit sur cette terrasse où s’épanouissaient, superbes et
absurdes, les roses de septembre.
Fontsalte, vieillard accablé, dont Tignasse broyait les
mains avec nervosité, car il venait, d’une phrase, de révéler l’ampleur du
drame dont il avait été témoin, jeta un regard de supplicié à son fils. Axel
comprit cet appel, vint prendre affectueusement le bras de Blaise et l’entraîna
sur la terrasse, tandis que Trévotte, Lazlo et les domestiques de Beauregard
obligeaient Flora, soutenue par Charlotte et Rosine, à entrer dans la maison.
Le récit de la mort du comte Claude Ribeyre de Béran, Blaise
le devait à son fils. Il l’entreprit avec courage.
— Nous étions, à l’aube, en battue, au pied d’une
colline, près de Susch, au confluent de l’Inn et de la Susasca, en Engadine. Un
traqueur de notre ami, le colonel Wildenberg, avait, dès l’aube, rembuché [170] un vieux sanglier mais, on ne le sut que plus tard, il n’avait pas repéré, dans
un taillis impénétrable, une autre bauge, occupée par une compagnie d’une
douzaine de cochons. Quand la sonnerie de commencement de battue retentit, la
harde, conduite par une vieille laie, sortit des fourrés et le vieux mâle la
suivit. J’étais à mon poste et Ribeyre au sien, à deux cents pas de moi, sur le
même sentier. Entre nous deux se tenait Arnaud de Wildenberg, le fils de l’ami
qui nous avait invités à chasser sur ses terres. Nous étions tous ventre au
bois, comme il se doit, guettant le débucher qui pouvait favoriser l’un ou l’autre,
car il y avait plusieurs coulées habituellement empruntées par les sangliers au
dire des traqueurs grisons. C’est Ribeyre qui vit, le premier, arriver la
compagnie dans son secteur. Tireur irréprochable mais souvent téméraire, il s’est,
suivant son habitude, agenouillé et, sans hâte excessive, a mis en joue le
premier ragot [171] . Car il ne
tirait jamais les laies, comme ça, « par principe », disait-il.
Au rappel de ces instants, la voix de Blaise se brisa et il
dut faire effort pour continuer.
— La bête, touchée au bon endroit, en plein poitrail, a
continué sa course. Je l’ai vue traverser le chemin, entre Claude et Arnaud. Elle
s’est affalée à vingt pas derrière nous. À ce moment, la compagnie étant passée
sans que j’aie tiré, car posté comme j’étais je ne pouvais rien faire, le vieux
mâle grommelant est apparu, lancé en pleine vitesse sur la coulée en pente. Ribeyre,
qui n’avait pas eu le temps de recharger son arme, voyant débouler le grand
noir à dix pas de lui, s’est jeté derrière un arbre en criant : « À toi,
Arnaud ! » Bon Dieu, Axel, ce furent ses dernières paroles.
Fontsalte se tut, terrassé par l’émotion, les yeux pleins de
larmes. Il se reprit avec effort pour achever son récit.
— D’abord, le jeune Wildenberg, qui savait se tenir au
poste, hésita, comme je l’aurais fait, à mettre en joue, à cette distance, le
sanglier. Je l’entendis même maugréer : « Trop loin. » Mais le
vieux sanglier, sans doute aguerri, parce que rescapé d’autres battues, se mit
au ferme [172] et se retourna, prêt à faire face aux chiens, qui arrivaient dans le layon
comme des furieux, poussés par les traqueurs. La bête se présentait bien, de
trois quarts arrière. C’est alors que je vis Arnaud avancer vivement vers le sanglier
et lâcher son coup. Mais il ne put voir Claude qui, ayant rechargé, sortait, accroupi,
de derrière son arbre, pour tirer la bête qui se présentait à lui de trois quarts
avant, la meilleure posture, dans sa zone de tir. Le vif écart que fit le
sanglier surpris découvrit mon pauvre ami… la maudite balle du pauvre
Wildenberg lui traversa le cœur…
Axel entoura de son bras les épaules de son père et l’embrassa,
ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Les deux hommes demeurèrent un moment
silencieux, le regard perdu sur le lac où le soleil couchant composait des
irisations changeantes, bouquet final d’une belle journée d’automne.
— Il est mort… sur le coup ? voulut savoir Axel.
— Oh ! peut-être une minute ou deux plus tard, dans
mes bras. Jamais je n’oublierai son regard étonné. Il semblait dire :
« Pourquoi m’a-t-on fait ça ? » Et puis il m’a
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